Préface d'Ayres Barbosa, Lusitanien, adressée aux jeunes étudiants en belles lettres, pour le premier commentaire

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(1) Vous me demandez chaque jour, mes très chers auditeurs, ou plutôt vous me priez de toute forme d’instance et me conjurez de publier les commentaires que j’ai moi-même composés à la hâte et qu’en raison de mes occupations il n’a pas été permis de voir depuis ce temps où, il y a trois ans de cela, j’expliquais en public le poète Arator, qui a écrit en vers les Actes des Apôtres. [2r]Petitis cotidie a me Auditores amantissimi: uel potius precibus omnibus oratis et obtestamini: ut edam commentarios: quos ipse tumultuaria opera composui: nec per occupationes ex illo tempore uidere licuit: cum Aratorem poetam qui acta apostolorum metrice scripsit: ab hinc triennium publice interpretabar.
(2) Cela, si j’en crois vos affirmations, sera apprécié et utile non seulement pour vous, qui, bien que vous m’ayez entendu, désirez cependant, en raison de passages obscurs du poète, apporter le secours de quelque explication à votre mémoire qui par nature tend à s’émousser, mais encore pour tous ceux qui étudient les belles lettres, qui n’osent pas entrer dans l’oeuvre d’Arator comme si c’était une profonde mer. id uos affirmatis gratum et utile futurum non solum uobis qui licet ex me audistis: tamen propter obscuros poetæ sensus aliquam explanationis opem hebescenti per naturam memoriæ afferri cupiatis: sed etiam cunctis fere studiosis bonarum literarum: qui ipsum Aratoris opus non audent tamquam profundum pelagus intrare.
(3) En effet, alors qu’ils naviguent facilement dans les poèmes des autres poètes chrétiens, comme sur une sorte de marais, et qu’ils expliquent à leurs disciples les œuvres de Prudence, Sédulius et Juvencus comme s’ils cinglaient vers le port, ils craignent d’aborder cet auteur, ou, s’ils l’abordent, il se contentent d’en parcourir les régions les plus proches sans quitter les côtes, redoutant la haute mer et sans jamais s’éloigner de la terre. Cum enim per reliquorum christianorum uatum poemata quasi per stagna quædam facile nauigent: et Prudentii: Sedulii: iuuenci carmina suis discipulis exponant uelut in portu uelificantes: adire ad hunc timent: uel si adeunt: loca proxima et oras primi littoris tantum legunt: altum metuentes: et a terra nusquam longius recedentes.
(4) Mais pour m’éperonner davantage, vous dites que je passerais pour jaloux et, selon la parabole du Christ très grand et très bon, pour coupable d’avoir enfoui mon talent, si je différais l’édition de notre commentaire que voici qui sera utile à tous (selon ce que vous croyez, abusés que vous êtes par l’excès d’affection que vous avez pour moi). Quo uero mihi acrius subdatur calcar. dicitis me uisum iri inuidum: et secundum christi optimi maximi parabolicam sententiam suffossi talenti reum: si interpretationis huius nostræ cunctis (ut uos nimio mei studio decepti creditis) profuturæ: editionem distulero.
(5) De fait que peut-il y avoir de plus agréable à Dieu et aux hommes que de faire ce qui, même si cela te semble pénible, est cependant fructueux et utile pour le très grand nombre ? Nam quid esse potest gratius deo hominibusue: quam si id agas: quod tametsi laboriosum tibi uideatur: tamen sit quam plurimis fructuosum et conducibile:
(6) Et ces auteurs profanes ont coutume d’user souvent dans leurs discours de la phrase : "nous ne sommes pas nés pour nous", s’ils louent la sueur versée par Hercule parce qu’elle a apporté aux autres les plus grands avantages, mais à son auteur pratiquement aucun fruit, si le fameux Caton d’Utique indique comme dans l’éloge de notre cher Cordobais qu’il pense qu’il n’est pas né pour lui mais pour le monde entier ; attitude qu’il est convenable que nous, chrétiens, adoptions, car, comme l’enseigne la loi divine, nous sommes tous frères et nous avons tous un même père céleste, voire terrestre ; et bien que cette consanguinité de nature soit grande, celle pourtant que nous tenons de la grâce nous constitue plus véritablement en frères et nous sommes lavés par la rosée purificatrice de la source sacrée. Et ii prophani authores crebris solent usurpare sermonibus: non solum nobis nati sumus si propterea sudores Herculanos laudant quod maximas aliis commoditates: Cæterum authori suo nihil ferme fructus attulerunt: si cato ille Vticensis nostri cordubensis notat ut praeconio: qui non sibi sed toti genitum se credere mundo: quod nos homines christianos facere decet: quod ut lex diuina docet: fratres inuicem omnes sumus: quorum unus idemque uel coelestis: uel terrenus pater est: Et quanquam haec naturae consanguinitas magna: illa tamen gratiæ maior uerius fratres constituit simul atque purifico rore sacri fontis expiamur.
(7) Et celui qui gouverne tout a prescrit que la somme d’intelligence (quelle que soit sa taille) qui nous a été donnée par le Ciel ne soit pas diminuée par faute de notre paresse, ni dissimulée par jalousie, mais, s’il est permis, qu’elle puisse se répandre utilement sur tous et, si cela n’est pas possible, principalement sur nos frères. Atque summam ingenii (quanta ea cumque sit) nobis coelitus datam praecipit rector uniuersi nec per ignauiam minui: nec per inuidiam abscondi: sed in cunctos si liceat: uel si id negetur in fratres maxime nostros utiliter spargi.
(8) En effet elle grandit et croît quand elle se répand en tous et enrichit les âmes miséreuses des ignorants des richesses de la doctrine céleste et les en rassasie. Tunc enim augetur et crescit cum in omnes fusa: imperitorum inopes animas doctrinæ coelestis diuitiis Locupletat et satiat.
(9) Nourrir le corps de celui qui a faim, voilà qui est louable, mais nourrir l’âme affamée, voilà qui est bien plus louable et bien plus remarquable. Pascere corpus esurientis laudabile est: sed esurientem animam pascere: multo laudabilius multoque præstantius.
(10) Si donc tu veux rassasier du pain divin notre foule tourmentée par la faim dans ce domaine et la nourrir de l’abondance de la parole spirituelle, nous te demandons, bien plus nous te supplions et nous insistons pour que tu nous expliques par un commentaire global ce poète qui ne propose en aucun cas à ses convives ces nourritures que l’homme extérieur se précipite pour dévorer, mais bien celles que l’homme intérieur désire, non pas les aliments qui rassasient le corps mais ceux qui rassasient l’âme, non pas les mets ruisselants de miel des démons, ni les riches bouillies, ni les pains délicats (cela les coquets pourceaux issus du troupeau d’Epicure en jouissent abondamment à la table des poètes païens), mais les aliments que le ciel a donné, et le créateur du ciel, Jésus, le tout-puissant. si ergo uis nos turbam in hac parte famelicam saturare diuino pane: et sagina uerbi spiritalis alere petimus a te: imo eflagitamus et contendimus ut circunfusis commentariis nobis uatem explices hunc: qui hauquaquam suis proponit conuiuis eas dapes quas exterior homo sed quas interior auidissime uorat: non eos cibos quibus corpus sed quis anima pinguescit: non melittutam daemonum ferculum: non pultes opiparas: non artolaganos delicatos: his enim sues nitidi de grege Epicuri in poetarum ethnicorum mensis ampliter fruuntur: sed eas epulas quas coelum dedit: et coeli conditor iesus omnipotens.
(11) Pour finir, nous te prions instamment de nous expliquer ce poète dont le poème sacré se rapporte non tant à la culture de notre intelligence qu’à la piété et à la sagesse véritable. Denique ut enarres eum poetam obsecramus: cuius sacrum carmen non tantum and ingenii cultum: uerum etiam ad pietatem ueramque sapientiam pertineat.
(12) Et, moi, en entendant ces mots, avec lesquels (il faut bien concéder ce qui est vrai) je suis d’accord, je veux et désire vous faire plaisir. Equidem ista audiens: quibus ego (liceat concedere ueris) assentior: morigerari uobis et uolo et cupio.
(13) Mais il ne vous échappe nullement par quelle mer je vais devoir naviguer, les souffles agités des vents qui règnent sur cette mer tempétueuse, les profonds tourbillons de ces flots, les écueils difficiles à franchir, les nombreux lieux hostiles et hantés de Scyllas que je vais traverser. Verum neutique uos fugit qua mihi sit nauigandum: quales et quam turbulentos uentorum flatus in isto mari procelloso: quam graues fluctus tortuosi turbines: quam difficiles scopulos: quam multa loca aduersa et scylleis canibus de naufragio obnoxia sim tranmissurus.
(14) Et vous avez bien conscience de combien de fois il nous faudra désespérer, avant de parvenir dans le golfe dont nous désirons le repos, combien de fois, avec un espoir incertain, à la manière des marins, navigant plus selon nos vœux qu’avec confiance, nous allons errer, et serons retardés par des vents qui soit seront instables soit retomberont, ou bien, tandis que nous lutterons contre la tempête qui se déchaîne contre nous, nous serons, dans notre course, repoussés loin de notre but, et ce, d’autant plus que je n’ignore pas ma faiblesse et ne sais pas avec certitude de quels câbles gréer mon mât et de quelles ancres équiper mon navire. Nos uos praeterit quoties nobis sit prius quam ad optatae quietis sinum prouehamur: desperandum quoties incerta spe nautarum in morem: et uotis magis quam fiducia nauigantes: uagi instabilesque uenti aut nos deserentes moraturi sint: aut in aduersam tempestatem nitentes longe a proposito nobis cursu depulsuri. praesertim cum meæ infirmitatis haud nescius: aut quibus rudentibus malum: aut quibus anchoris nauim muniam incertus sim.
(15) Voilà, entre autres choses, ce qui, comme je vais le montrer bientôt, me détournait de m’aventurer dans cette mer agitée ; mais j’ai jugé bon de dépasser cela pour obéïr à mon Dieu en m’acquittant de ce genre de devoir et, en lui obéïssant ainsi, vous rendre service à vous, mes très chers auditeurs. haec ego et his plura: quæ me: ut mox ostendam: a huius turbulenti maris ingressu auertebant: mihi posthabenda duxi: ut deo meo aliquo officii genere obsequerer: et ei obsequendo uobis auditores suauissimi commodare.
(16) Je souhaite en effet de façon plus pressante que l’âge qui désormais s’apesantit sur moi ne donne pas moins à mes cheveux qu’à mon mérite l’éclat de la blancheur. opto enim maiorem in modum: ut ætas mea: quum iam ingrauescit: non minus canis quam merito aliquo albesceret.
(17) Et si beaucoup, chez les Anciens, qui ignoraient totalement la vérité, eurent pour le profit commun que l’on tire des études tant de considération, que, sans tenir aucun compte d’eux-mêmes, ils placèrent toujours l’Utile avant la beauté extérieure, que convient-il que je fasse moi, un Chrétien, né de parents chrétiens ? Quod si multi ueterum: quibus ueritas ipsa prorsus ignota fuit: adeo publicam studiorum commoditatem spectauerunt ut nulla sui ratione habita: speciosis semper Vtilia praetulerint: quid me christianum: et christianis parentibus ortum facere conuenit?
(18) Voici donc, très grand créateur et Dieu tout-puissant, que je suis conscient de te devoir ce don si remarquable de ma vie, de sorte que ce soit vers toi que revienne tout ce que je dis et cette faculté même de parler qui m’a été accordée par toi, et qu’en t’annonçant elle te serve de manière à être utile à beaucoup. Ego quidem summe conditor et Omnipotens deus hoc uel præcipuum meæ uitæ munus debere me tibi conscius sum: ut te omnis sermo meus: et hic ipse loquendi usus a te mihi concessus in te refluat: et te praedicando ita tibi seruiat ut multis prosit.
(19) Mais, parce que notre navire fragile et peu solide n’est pas de taille à affronter tant de dangers sur le gouffre hostile, nous implorons avant tout l’aide de ta majesté : emplis les voiles de notre espérance, que nous déployons pour toi contre les souffles instables des vents, de la stabilité de ton Esprit, brise les menaces de la mer qui nous frappent dans une navigation qui ne dépend que de toi seul, pour nous mener jusqu’au port très désiré du rivage que nous souhaitons atteindre. sed quia nostra fragilis ac minus firma nauis tot periculis aduersi gurgitis impar est: tuæ maiestatis opem ante omnia imploramus: ut extensa tibi spei nostrae uela contra instabiles uentorum flatus stabili statu spiritus tui impleas: atque ita impactas de te pendenti nauigio ponti minas frangas ut ad tutissimum portum optati litoris ipsum prosequare.
(20) C’est toi de fait, Père très grand, qui nous encourages à venir vers toi en disant "demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez". Tu certe summe pater nos hortaris ut audacter ad te ueniamus dicens: petite et dabitur uobis. quaerite et inuenietis.Lc 11, 9
(21) Et si je suis rejeté loin de toi comme indigne, très juste juge du monde (car je suis vraiment indigne que tu exauces ma prière), j’aurais au moins la gloire d’avoir fait preuve d’audace, comme on le voit dans le poète païen : "dans les grandes entreprises, avoir seulement voulu les accomplir suffit". Quodsi ut indignus a te reiicior iustissime arbiter mundi: quia uere indignus sum ego quem exaudias: audacia certe laus erit: et ut est apud illum ethnicum poetam: in magnis et uoluisse sat est.PROP. 2, 10, 6
(22) Mais encore, on invoquera peut-être pour justifier mon naufrage le fait que c’est un homme plus aimé de Dieu, plus brillant en intelligence, plus riche en savoir qui pourrait se charger d’un tel ouvrage, et quelqu’un qui, affermi par l’espoir certain de l’assistance divine, pourrait mener à bien cette navigation qui sera utile à ceux qui recherchent la vraie littérature. At etiam aliquis forte excitabit naufragio meo quod deo charior: ingenio sublimior: doctrina locupletior uices tanti operis excipiat: quique certa superni numinis spe confirmatus utilem ueræ litteraturæ candidatis nauigationem transigat.
(23) Or quel genre de texte peut-on dire plus utile pour les jeunes étudiants que le divin poème d’Arator ? quod autem utilius studiosis iuuenibus declarari potest quam hoc diuinum Aratoris poema?
(24) Quel auteur soumet mieux les tendres esprits à la religion, instruit mieux tous les lecteurs à la piété et à la vraie θεοσέβεια (respect de Dieu), qui est pour l’homme (comme le dit Job le héros très endurant) la sagesse, quand nous savons évidemment ce que nous devons croire et espérer et aimer ? qui mentes teneras religioni subdit: qui cunctos ad pietatem instruit et theoseuiam: quae hominis est (ut tolerantissimus Heros iob retulit) sapientia? cum scilicet cognoscimus quod credi: quod sperari debeat: quod amari.
(25) C’est la raison pour laquelle, personnellement, repoussant les autres notations, j’interprète le mot σοφία comme venant du verbe σεύω (cultiver) avec la lettre du milieu élargie à la manière des Macédoniens, non qu’elle soit digne de vénération comme certain auteur le dit, mais parce que c’est en vénérant le Dieu unique que nous obtiendrons la σοφία et la vraie sagesse. Quocirca sophiae uocabulum repudiatis aliorum no[2v]tationibus: a seuein id est colendo litera media in densam mutata macedonum more: equidem interpretor: non quod ueneratione digna sit ut quidam ait: sed quia uenerando unum deum sophiam ueramque sapientiam comparemus.
(26) De là vient que les auteurs profanes nomment Moïse le plus sage des Hébreux et qu’ils ont attribué le nom de σοφός (sage) à Pythagore, Mercure, Zoroastre, Solon et à tous les autres sages illustres et très grands qu’ils ont tenus pour des maîtres dans toute la vie humaine, car ils ont passé toutes leurs années et leur vie à s’occuper du culte de Dieu et du service zélé de la divinité. Hinc Mosen hebreorum sapientissimum et prophani authores appellant: ac pythagorae: Mercurio: Zoroastri: soloni: cæterisque illustribus ac summis sapientibus: qui in omni mortalium uita principes habiti sunt: sophon nomen tribuerunt: quia circa dei cultum ac diuinitatis studium annos suos uitamque omnem contriuere.
(27) Mais c’est un fait bien connu : si est vraie cette maxime qui dit que tout pot nouveau qui a été imprégné d’une odeur la conservera longtemps, c’est pour instiller toute vertu, mais surtout pour instiller la piété dans les esprits encore nus des jeunes gens, que les vers sacrés de ce poète ecclésiastique sont d’une importance aussi grande que les poèmes des poètes païens n’en ont pour leur instiller l’impiété. At constat: si uera est illa sententia: quo semel est imbuta recens seruabit odorem testa diu: ad omnem uirtutem: sed maxime ad pietatem nudis iuuenum animis instillandam tantum huius ecclesiastici poetæ sacros uersus momenti afferre: quantum faciunt ad impietatem prophanorum uatum carmina.
(28) Mais on me dira que les poètes des gentils sont plus élégants que les poètes sacrés. sed elegantiores dicet aliquis sunt ethnici authores sacris.
(29) Pour ma part, même si je pourrais réfuter cette idée, en faisant un compte selon une estimation véritable et en me fondant sur la variété des temps, je ne tenterai cependant rien pour les contredire : admettons donc que les païens soient plus soignés ; est-ce pour autant une raison pour qu’on doive les lire en premier, en sorte qu’ils puissent, plus ils ont de force par la douceur de leur discours et la douce modulation des vers qui courent dans leur poème, enchaîner davantage l’esprit des jeunes gens alors qu'il ne s’y attend pas et qu'il va traiter plus en profondeur tout ce qu’on aura installé chez ces gens encore débutants et ignorants de tout, et ainsi les détourner de la vraie religion ? Ego uero etsi possem negare apposito ad æquam æstimationem calculo uariaque temporum ratione inspecta: tamen nihil contra conor: sint cultiores prophani: num propterea imprimis legendi ut quo plus ualent suauitate orationis et carminsi dulci modulatione currentium: eo facilius incautos iuuenum animos tracturosque altius quicquid rudibus et omnium ignaris insederit: irretire et a uera religione possint auertere?
(30) Veut-on par des chants pour ainsi dire aussi mortifères que ceux des Sirènes pervertir l’oreille des enfants, en sorte qu’ils ne puissent plus rien écouter avec délices, si cela ne résonne pas du nom de Liber, ne chante pas Apollon, ne fait pas retentir le nom de Jupiter, Num uis talibus quasi mortiferis sirenum cantibus aures puerorum deprauare: ut nihil præ deliciis queant audire nisi liberum resonet: apollinem cantilet: iouem intonet?
(31) pour habituer un esprit encore malléable et aisé à entraîner où l’on veut, penser que la vérité ne procure aucun plaisir, que rien n’est crédible si ce n’est doux à l’oreille, rien n’est beau si ce n’est couvert de sirop, rien d’amirable si cela ne baigne un sens dans quelque agrément ? ut assuescat mens cærea et quouis trahi facilis nihil uerum putare uoluptarium: nihil credibile nisi auditu suaue: nihil pulchrum nisi suco tectum: nihil mirabile nisi sensum aliqua iucunditate perfundat?
(32) Et le fameux Fabius Quintilien, certes le meilleur des professeurs de rhétorique, mais bel et bien un païen, a voulu que les enfants commencent par lire non pas des écrits seulement éloquents, mais plutôt des écrits honnêtes. Atque fabius ille quintilianus optimus quidem rhetor sed tamen gentilis: pueros uoluit non modo quæ diserta sed uel magis quæ honesta essent praelegere:
(33) De fait, pour tous les autres écrits qui touchent à cette élégance ou à l’érudition, que ce ne soit que quand les mœurs seront déjà assurées et quand la piété et la véritable sagesse auront peint à leurs couleurs les toiles blanches que sont les âmes récemment nées ; pour toutes les autres choses de ce genre, dit-il, la durée de la vie donnera le temps voulu. Nam cæteris quæ ad istam elegantiam: uel eruditionem pertinent: cum iam mores in tuto fuerint: et pietas ueraque sapientia nudas tabulas id est animas recens ortas suis coloribus depinxerit: cæteris inquit istius modi longa ætas spacium dabit.
(34) Et si un auteur issu des nations a laissé ce témoignage écrit, que convient-il que tu fasses, toi que les eaux lustrales ont purifié ? Et si hoc author ethnicus scriptum reliquit: quid te quem lustrales undae purgauerunt: fecisse decet?
(35) D’où alors penses-tu qu’il arrive que de nombreuses personnes éloquentes ou dotées d’un remarquable génie méprisent les divines lettres en considérant qu’elles sont sordides et vulgaires ? N’est-ce pas parce que, écrites comme elles le sont dans une langue commune et simple, elles ne flattent pas les oreilles de ceux qui n’ont pas la foi d’un son assez doux ? Mais ces gens-là, s’ils avaient la foi et n’étaient pas des Chrétiens que de nom, comprendraient que l’Esprit saint, qui est aussi celui qui a fondé l’Ecriture, lui qui a fait le temps, formé le ciel, mis chaque astre à sa place, posé l’assise de la terre, mis en bas l’abîme, lui qui a fixé dans leurs limites les luminaires du ciel et l’éclat du soleil, lui qui a mis bon ordre selon une loi bien définie à la croissance et décroissance de l’océan avec l’aide naturelle des sources et le cours des fleuves, lui qui pour tout dire a été l’artisan de toute chose avec tant de beauté et tant d’habileté, ce même Esprit nourricier aurait très bien su mettre les mots à la place qu’il faut dans sa parole, et, s’il avait voulu que ses écrivains parlent avec élégance, et s’il l’avait jugé utile pour le monde, il leur aurait appris sans nul doute à s’exprimer avec une incomparable élégance. Vnde autem putas accidere ut a multis uiris facundis atque ingenio præstantibus diuinae literae tanquam sordidae et uulgares spernantur: nisi quia communi ac simplici sermone scriptae: aures infidelium hominum blandiori sono haud permulceant: qui si fideles esset: et re non tantum nomine christiani: intelligerent quia spiritus sanctus coelestis scripturæ conditorque saecula fecit: coelum formauit: astra distinxit: terram fundauit: abyssum demersit: qui poli lumina et solis iubar suis limitibus ordinauit: qui discessus oceani et accessus cum fontium naturis anniumque fluentis certa lege disposuit: qui denique res omnis tanta pulchritudine ac tanto opificio fabricauit: uerba in oratione apte locare sciuisset: et si scriptores suos ornate loqui uoluisset: idque utile mundo iudicasset: id eos procul dubio incomparabiliter ornatius idem almus spiritus præstare docuisset.
(36) De toute évidence celui qui a rendu les globes du ciel remarquables par tant de zones, et les zones par tant d’étoiles différentes en grandeur, position, éclat et puissance, la terre plane par tant de fleurs, qui a adouci les fleurs de tant de parfums et les a décorées de tant de couleurs que nul art ne saurait imiter, s’il avait voulu lier les mots, qui, à moins d’être dépourvu de foi, peut douter qu’il les aurait liés avec bien plus d’art ? Nimirum qui coeli globos tot cingulis: cingula tot stellis magnitudine situ splendore potestate differentibus insigniuit: quique plana terrarum tot floribus: flores tot odoribus temperauit ac tot coloribus nulli arti imitabilibus depinxit: si uerba connectere uoluisset: quis nisi sit incredulus: ambigat longe artificiosius contexturum fuisse?
(37) Et celui qui, dans le sein caché de la nature et dans les éléments de ce monde corporel, a dissimulé les semences invisibles des choses qui naissent et se reproduisent de sorte que, lorsqu’elles se voient appliquées les conditions adaptées de température, elles libèrent leur progéniture conformément à leur taille, leur nombre et leur poids, celui qui les adapte aux proportions des diverses formes de reproduction, cet être-là n’aurait pas su varier son discours avec de multiples changements de phrases et de mots, avec des symboles, des métaphores, des figures et des subdivisions ? et qui in secreto naturae sinu atque in his corporei mundi huius elementis occulta semina nascentium ac foetificantium rerum ita abdidit ut adhibitis congruentibus temperamentorum occasionibus innumerabiles foetus explicent per mensuras et numeros et pondera sua: is accomodat uariæ comparationis temperaturis uariare orationem diuersis sententiarum uerborumque mutationibus: figuris: translationibus: formis: distinctionibus nesciuisset?
(38) Qui est assez dépourvu d’intelligence pour ignorer que la nature et son pinceau qui tracent en toute beauté les contours de tout être, ont précédé le stylet des philosophes, des poètes et des orateurs et qu’elle a inventé et perfectionné l’art d’orner le discours en s’inspirant de son enseignement ? quis tam imprudens ut ignoret naturam suo peniculo cuncta pulchre deliniantem philosophorum poetarum oratorumque stilum praecessisse: suoque magisterio ornandæ orationis et inuentricem et perfectricem fuisse?
(39) S’ils prenaient en compte ces faits et les croyaient, ces gens qui ne sont pas tant des imitateurs de l’éloquence du passé que des singes vaguement frottés de gouttelettes issues de la source du fameux cheval, jamais vraiment ils n’auraient l’affectation de considérer comme un profit les paroles impies de l’antique élégance, et ne se vanteraient pas de mettre partout dans leurs écrits ces quatre petites phrases, si diis placet (s’il plaît aux dieux), mehercule (par Hercule), dii boni (dieux bons), sancte Iuppiter (saint Jupiter), comme s’ils allaient rappeler les Anciens des enfers ; et non moins ridicules, du moins à mon avis, ceux qui se considéraient pour ainsi dire de parfaits émules de Cicéron s’ils concluaient leur période par cette clausule : esse uideatur. Haec si considerarent aut crederent quidam priscæ eloquentiæ non tam imitatores quam simii nonnullis fontis caballini guttulis leuiter conspersi: numquam profecto in auctoramentum antiquæ elegantiæ impia uerba affectarent: nec quattuor illis uoculis si diis placet: me hercule: dii boni: sancte iuppiter suis scriptis passim intextis sese attollerent quasi ueteres ab inferis reuocarint: non minus ridiculi mea quidem sententia: quiue se ciceroni quasi simillimos arbitrabantur: si illis uerbis periodum clauderent: esse uideatur.
(40) Et du moins (s’ils regardaient la réalité en chassant loin d’eux les nuées de l’erreur), ils approuveraient l’audacieuse raillerie de ces richesses faite par un homme par ailleurs d’une extrême érudition, et diraient que Jérôme a été bien injustement frappé par Rufin qui l’accusait d’être un cicéronien, et qu'il endura ce coup sans l’avoir aucunement mérité. nec sane (remota erroris nebula si rem animaduerterent) audax gazæ scomma uiri alioqui eruditissimi approbantes: dicerent: affectum iniuria a ruffino Hieronymum quia pro ciceroniano accusetur: qui plagas illas nullo suo merito tulerit.
(41) Et ils n’affirmeraient pas que l’Achille d’Homère ou l’Enée de Virgile vivent une vie toute de bonheur, en vivant dans la mémoire des hommes qui pourtant tombera avec ce monde, grâce à ceux qui ont raconté leur geste. Comme si la pérennité de la mémoire assurait la pérennité de la vie, ou comme si cette parole fleurissant de jour en jour dans l’esprit des vivants touchait en quelque manière les morts, comme si enfin il existait une parole immortelle qui ne puisse être ensevelie par le trépas des hommes et finalement réduite à portion congrue par l’oubli de la postérité ! Nec affirmarent aut achillem Homericum: aut Aeneam Vergilianum foelicissime uiuere: qui in memoria hominum: quæ tamen cum sæculo occasura est per suos praecones uiuant: quasi memoria perennis perennem uitam pariat: aut sermo ille in mentibus uiuentium in dies florescens defunctos moueat: aut ullus sit inmortalis sermo quo non obruatur hominum interitu et posteritatis obliuione tandem exiguat.
(42) Mais on me dit : "dans la mesure où il ne nous est pas accordé de vivre longtemps, il faut chercher à avoir quelqu’un qui puisse rendre le souvenir que l’on aura de nous le plus durable possible". At inquit quatenus nobis denegatur diu uiuere: expetendum est habere aliquem: qui memoriam nostri quam maxime diuturnam efficiat.
(43) Et alors ? quid tum?
(44) Est-ce autre chose que de simples noms que la renommée d’un Ancien a rendu fameux, ou pour parler comme le divin Grégoire de Nazianze καὶ μύθων πλάσματα, καὶ γραΐδες (des inventions de la mythologie, et des vieilleries) ? anne aliud sunt ueteris illustria nomina fama: quam ut uerbis utar diuini Gregorii Nazianzeni: mython plasmata cae graides.NAZ. carm., 26, 20
(45) Car, je vous le demande, qu’avons-nous à faire, quand nous quittons ce monde, de la gloire d’un nom et de ce souvenir qui se propage le plus longtemps possible dans la postérité ? Nam quid obsecro ad nos pertinet recedentes de mundo nominis decus et memoria illa quam diuturnissime in posteros propagata?
(46) Et pourtant, ces gens-là sont en admiration devant de pareilles fumées, et ils envient ceux qui ont cherché à perpétuer leur existence par une renommée immortelle, ignorant sans nul doute que sous le miel de cette sentence païenne se cache un poison mortel. Et tamen eiusmodi fumos illi mirantur: et iis inuident quo se perpetuare immortali fama contenderunt: ignari scilicet uenenum sub melle prophanæ sententiæ latere mortiferum.
(47) De fait, imiter cet honneur sans aucun doute stupide et vain ne dénote pas seulement une personne dépourvue de savoir, c’est le fait ne pas s’y opposer de toutes ses forces qui dénote un fou. Nam istud decus haud dubie stultum atque inane imitari non solum imperiti: sed non acerrime oppugnare dementis est.
(48) Car le devoir de l’homme n’est pas de rechercher la renommée immortelle, mais la vie immortelle ; ce n’est pas en imitant comment Achille a pu être vainqueur, mais comment Pierre a vécu qu’il sera immortel et heureux ; ce n’est pas Hector parce qu’il a combattu qui sera couronné de la couronne de laurier dans le ciel, mais Paul parce qu’il a enseigné. Non enim est hominis officium immortalem famam sed immortalem uitam quaerere: Nec quomodo ut Achilles uicerit: sed quomodo ut petrus uixerit immortalis erit ac foelix: nec laurea coelesti Hector pugnans: sed paulus docens coronabitur.
(49) Voilà pourquoi si quelqu’un, suivant ainsi de près la parole de Dieu dans le Deutéronome selon l’avis de Jérôme, ne coupe pas les sourcils et toute la pilosité de cette poésie païenne comme s’il s’agissait de la femme captive, ne lui raccourcit pas les ongles, et ne la transforme pas de captive et servante qu’elle était en fille d’Israël, en éliminant tout ce qui est mort et qui relève de l’idolâtrie, du désir déréglé, de l’erreur, mon avis est que, pour toute personne saine d’esprit, il faut fuir l’union avec cette poésie comme s’il s’agissait d’une criminelle. Quam ob rem nisi quis iuxta hieronymi sententiam uocem dei in deuteronomio secutus poeseos illius prophanæ tamquam mulieris captiuae caput supercilia et omnes pilos abraserit atque ungues amputauerit: et quicquid mortuum est idolatriae: libidinis: erroris: praecidendo de captiua et ancilla israelitem fecerit: eius coniugium tamquam facinorosæ omnibus sanæ mentis censeo fugiendum.
(50) Mais notre poésie sainte et ecclésiastique est désormais toute chaste, sainte, virile ; en somme c’est une vierge intacte, mais aussi bien parée et élégante et qui peut faire progresser notre intelligence par son ornement non moins que notre esprit par sa piété. at nostra iam sacra et ec[3r]clesiastica poesis tota casta est: sancta: uirilis: in summa uirgo incorrupta. compta etiam atque elegans: et quae non minus ornatu ingenium quam pietate animum possit excolere.
(51) Que trouve-t-on en effet, pour ne rien dire de tous les autres, chez notre cher Arator qui ne soit pas solide, plein de pudeur, de finesse et de sagesse, tournant vers la vertu et la religion et incitant à vivre bien et dans la béatitude ? Quid enim ut cæteros mittam: habet noster Arator: quod non sit solidum: pudicum: argutum: sapiens: ad uirtutem religionemque faciens: et ad bene beateque uiuendum incitans?
(52) Avec quel agrément il explore les symboles dans ses digressions ! quam amoene per mysteria digreditur?
(53) Avec quelle pénétration il fouille les profondeurs de la Loi ! quam acute profunda legis rimatur?
(54) Avec quelle aisance il enchâsse les perles de son allégorie dans la trame historique elle-même ! quam commode ipsi historiæ gemmas allegoricas inserit?
(55) Et pour tout dire brièvement mais complètement en un mot : il enrichit le trésor du temple du Seigneur non moins de l’argent de son éloquence que de l’or de sa foi. et ut cuncta breuiter sed tamen plene uno uerbo complectar: gazophylacium dominici templi non minus eloquii argento: quam auro fideo locupletat.
(56) Puisqu’il en est ainsi, j’avoue que je m’étonne de voir les critiques de notre époque qui laissent de côté un tel auteur comme obscur et sans noblesse, ou lui font le reproche de ne pas être soigneux dans la quantité des syllabes. Quod cum ita sit: fateor me criticos mirari ætatis nostræ: qui hunc talem uel præterierunt ut obscurum et ignobile: uel reprehenderunt tanquam in syllabis incuriosum.
(57) Mais, en essayant de brocarder l’ignorance d’autrui, il condamnent la leur. Sed dum alienam inscitiam nituntur carpere: suam arguunt.
(58) En effet aux plus éminents des païens ils permettent, à titre de licence, allongement et abrègement, mais aux poètes sacrés ils ne passent rien, cléments et bienveillants pour ceux-ci, ils sont pour les nôtres implacables et d’une absolue sévérité. quippe qui eminentissimis ethnicorum licentiam ectaseos et systoles permittant: sacris contra nihil concedant. in illos clementes et pii: in nostros implacabiles et austerissimi.
(59) Mais nous traiterons cette question en son lieu dès que nous tomberons sur une syllabe dont la quantité est problématique. Sed haec suo loco tractabimus cum primum in syllabam repugnantem inciderimus.
(60) Voilà, bien-aimés auditeurs, les raisons qui m’ont poussé à penser que votre demande méritait qu’on s’y soumette. habetis Auditores amantissimi quibus adductus rebus dignum censeam uestræ postulationi obtemperare:
(61) Maintenant sur les raisons qui ont pu m’en détourner, écoutez quelques mots. Nunc quæ me deterreant paucis accipite.
(62) Et d’abord, j’ai eu le dessein d’exécuter ce que vous me demandiez plus tard, le temps évidemment que notre commentaire mûrisse enfermé en moi. Ac primum quidem consilium fuit: uobis: uerum serius morem gerere dum scilicet nostra commentatio domi clausa maturesceret.
(63) Et il ne faut pas croire que les fruits ont assez mûri quand ils sont cueillis sur les arbres, acides et piquants. Nec enim putandum est satis maturuisse ea poma: quæ acerba et cruda ex arboribus decerpuntur.
(64) Et ils ne sont pas doux au palais les fruits que la main avide d’un glouton cueille avant le moment prescrit. nec hi fructus suaues gustatu sunt: quos manus gulonis auida ante præscriptum tempus auellit.
(65) Le raisin quand il n’est pas mûr est extrêmement acide, ensuite il mûrit et s’adoucit ; ainsi il faut beaucoup de temps et comme Horace le prescrit, neuf ans, si nous voulons que les fruits de notre génie soient assez mûrs pour qu’ils chatouillent le palais des lecteurs par leur douceur plutôt qu’ils ne l’irritent par leur amertume et leur absence de douceur. Vua incocta peracerba est: deinde maturata dulcescit: ita sane longo tempore opus est: et ut Horatius præcipit: nouennio: si uolumus ingenii nostri fructus ita coctos esse ut legentium palatum irritent potius iucundo sensu quam offendant acerbo atque insuaui.
(66) Et il n’y a aucune différence entre vouloir écrire un poème ou un discours ou un commentaire, puisqu’il faut soit ne pas se charger de ce travail, soit, si l’on s’en est chargé, s’en acquitter de manière en tout point satisfaisante. Nec interest utrum poema uelis edere an orationem: an commentarium cum oporteat aut non suscipere prouinciam: aut susceptae per omnia satisfacere.
(67) Qui est donc si heureux qu’il ne laisse rien qu’il ne puisse reprendre à un bouffon qui mettrait en cause même la sandale de Vénus ? quis ergo tam felix ut momo sandalium ueneris culpanti nihil relinquat quod queat carpere?
(68) Qui est assez savant qu’il n’y ait rien qu’il n’embrasse pas du regard, rien qu’il ne puisse pas obtenir ? quis tam doctus ut nihil non circumspiciat et assequatur?
(69) Nous ne sommes en effet que des hommes et bien des choses nous échappent parce que nous dormons ou parce qu’aveugles, alors que devant nos pieds le chemin est éclairé, et imprudents, nous nous perdons et la plupart du temps, sur le seuil même, fragiles, nous trébuchons (ce qui m’arrive sans cesse y compris quand je traite un sujet aussi simple que l’on voudra). Homines enim sumus et uel multa dormitantes præterimus: uel ante pedes lucente uia caeci et incauti aberramus et in ipso plærumque limine (quod mihi passim accidit rem quamlibet facilem tractanti) fragiles succidimus.
(70) De fait si Aristote me demandait selon son bon mot qui est dans toutes les bouches καθάπερ τυγχάνομεν παροιμιαζόμενοι, τίς ἂν θύρας ἁμάρτοι (comme nous disons dans le proverbe : Qui de sa flèche raterait une porte) ? Nam si ex me quæsisset Aristoteles illud suum: quod in ore omnibus est: καθάπερ τυγχάνομεν παροιμιαζόμενοι, τίς ἂν θύρας ἁμάρτοι?ARIST. Metaph., 2, 993b
(71) A coup sûr je répondrais "moi" et ce d’autant plus que je franchis les portes de ce labyrinthe (car on peut comparer le poème à un labyrinthe), dont nul ne peut sans une pelote de fil venu du ciel parcourir les détours obscurs et les allées et venues. Certe ego respondissem: et præsertim huius labyrinthi (nam et labyrintho potest conferri) fores ingrediens: cuius inexplicitas itinerum ambages: occursusque ac recursus: nemo queat sine glomere lini coelestis peragrare.
(72) Si donc il m’échappe une fois un mot irrévocable, comment le corrigerons-nous une fois édité et rendu public, alors qu’une réflexion ultérieure, qui d’ordinaire est meilleure, nous en apporterait un meilleur ? si ergo uerbum irreuocabile semel euolauerit: quo modo emendabimus editum iam et inuulgatum: quamuis posterior cogitatio quæ melior esse consueuit: melius subministret?
(73) Mais diras-tu : n’aie aucune honte à faire une palinodie ! Sed inquies: haud pudeat palinodein.
(74) Certes non je n’aurai pas de honte, je ne dis pas à remettre mon métier sur l’ouvrage, mais bien à apprendre de qui voudra me l’enseigner ce que je ne sais pas, et je serai très reconnaissant à celui par le conseil duquel j’aurai réussi quelque chose. Haud pudebit equidem non dico reuocare ad incudem: sed a quouis discere quod ignoro: multam gratiam ei habiturus cuius monitu aliquid perfecero.
(75) De fait si Pomponius, le jurisconsulte expert en droit humain déclare : "pour ma part c’est par le désir d’apprendre, que je tiens pour la seule excellente raison de vivre, que j’ai mené ma vie jusqu’à soixante-dix-huit ans ; je me suis souvenu de cette parole que l’on prête à Julien : 'même si j’avais déjà un pied dans la tombe, je voudrais encore apprendre quelque chose'", si, dis-je, il s’appuie sur un jurisconsulte expert en droit humain pour fortifier sa modestie, pourquoi moi ne suivrais-je pas le plus éminent jurisconsulte en droit divin, Augustin, quand il dit : "je ne cesserai, quand j’hésite, de chercher, et n’aurai pas honte, quand je me trompe, d’apprendre" ? Nam si Pomponius iuris humani consultus: ego inquit discendi cupiditate quam solam uiuendi rationem optimam: in octauum et septuagesimum annum ætatis duxi: memor fui eius sententiae: quam dixisse fert Iulianus: et si alterum in sepulchro pedem haberem: adhuc addiscere quidem uellem.DIG., 40, 5, 20 Si inquam iuris humani ille consultum allegat: ut modestiam suam muniat: cur ego Augustinum iuris diuini consultissimum non sequar dicentem: non pigebit me sicubi haesito: quaerere. nec pudebit: sicubi erro discere.
(76) Mais le bouffon me dira : "ce serait bien plus intelligent si tu corrigeais tes erreurs quand elles sont encore en toi plutôt que quand tu les as déjà publiées". At dicet momus prudentius fieri si errata intus posita: quam si iam edita corrigant.
(77) Cette calomnie est bon gré mal gré excusable par l’exemple d’hommes illustres. Haec calumnia utcumque iullustrium uirorum exemplo excusabilis.
(78) Mais cette autre, mes détracteurs la tendront devant moi comme un piège difficile même pour un Démosthène, et avec eux toute personne qui tirant son insolence d’une science barbare et grossière n’a nullement aspiré à la vraie et antique érudition. llam autem ut uel Demostheni difficilem interdicerent carptores mei: et cum his quicumque barbara pinguique doctrina insolescentes ad ueram atque antiquam eruditionem nusquam aspirarunt.
(79) La plupart des philosophes sont en effet si mal disposés et dans de si mauvais sentiments à notre égard qu’ils pensent que nous, autrement dit les humanistes, nous ne pouvons en aucun cas savoir ce dont traitent la philosophie, l’astronomie, le droit et la théologie, parce qu’à les croire les humanités seraient un obstacle à des savoirs plus élevés. Sunt enim plærique philosophorum tam male animati affectique ut putent: nos id est humanitatis studiosos nullo modo scire posse quæ in philosophia: mathesi: iuris scientia: theologiaque tractantur: quia humanæ litteræ maioribus doctrinis impedimento sint.
(80) C’est à peine si l’on peut dire un mot sous prétexte qu'ils ne nous admettent pas volontiers comme participant de leur savoir. Vnum uix dici potest quia nos in participatum suæ doctrinæ non libenter admittant.
(81) Eux, disent-ils, possèdent un bien de valeur, nous les rebuts ; eux croient se tenir aux racines des sciences, nous pas mêmes aux branches, ou aux feuilles. Se enim frugem: nos quisquilias tenere: se radicibus scientiarum: nos uero ne ramis quidem inhaerere arbitratur: aut foliis.
(82) Ces gens-là diront donc, après avoir rassemblé leur troupe prise dans les deux catégories précédentes, que les vers d’Arator, ce remarquable théologien, doivent être commentés par des experts non en poésie mais en théologie. dicent ergo hi collecta ex utrisque manu aratoris egregii theologi uersus enarrari debere non a poesiae sed a theologiae possessoribus.
(83) Moi je leur réponds ceci : puisque les gens ne veulent pas que le même homme soit savant dans diverses matières, je refuse totalement de répondre sur le témoignage de la forme, mais uniquement sur celui du fond. His ego: quia in rebus diuersis eumdem aliquid scire nolunt homines: nolo neutiquam uerborum sed rerum testimoniis repondere.
(84) De fait combien il nous a été profitable d’avoir entendu Roa, le plus savant de loin de tous les théologiens de Salamanque, qui exerçait son art non moins dans l’espace du lycée que dans le portique de Salomon, mes écrit en témoigneront (si je ne m’abuse) auprès d’eux, en sorte que si nous n’apparaissons pas comme leur égal (cela reviendrait en effet à faire gagner la tortue contre le lièvre), au moins nous ne paraîtrons pas tout à fait ignorants ni novices dans les saintes lettres. nam quantum nobis profuerit Roam illum audisse omnium theologorum salmanticensium longe doctissimum: qui non minus in spaciis lycei quia in porticu salomonis sese exercuerat: faciet fidem (ni fallor) apud eos scripta mea: impetrabuntque: ut si non ipsis pares (id enim esset a testudine leporem præuerti) saltem ut non omnino inperiti: nec rudes sanctarum litterarum uideamur.
(85) Mais aucun parmi ceux qui me jalousent ne saurait m’opposer à bon droit ce mot fameux d’Apelle : "que le jugement du cordonnier s’en tienne à la sandale", alors qu’en expliquant le sens mystique du poète Arator je me ferai exégète ; cette fonction est mienne et m’est propre et n’appartient à nul autre. Sed nec inuisorum quisquam mihi iure illud apelleum obiecerit: super crepidam sutor ne iudicet:PLIN. nat., 35, 84 cum aratoris poetæ mysticos sensus explicans: exegetici fungar munere: hoc est meo ac proprio non alieno.
(86) En effet toute personne qui se charge de la tâche de commenter et explique des auteurs de quelque genre qu’ils soient est un grammairien ou un historien ou un exégète. Quisquis enim interpretandi obit munus: et authores cuius generis cumque sint: explanat: grammaticus est: uel historicus uel exegeticus.
(87) Donc tous ceux qui, à Salamanque, à Bologne, à Paris, ou n’importe où ailleurs expliquent dans des leçons publiques des théologiens, des juristes, des médecins, des philosophes, des orateurs, des poètes, enfin toute sorte d’écrivains, sont des grammairiens exégètes quand bien même ce nom leur répugne : l’un veut qu’on le dise juriste, un autre se couvre du nom de théologien, un autre exulte du titre de philosophe et ainsi de suite. Ergo omnes qui salmanticae: aut Bononiae: aut parisiis: aut ubicumque terrarum theologos: iuris consultos: medicos: philosophos: oratores: poetas: denique omne genus authores publica lectione interpretantur grammatici sunt exegetici: quamuis id nomen fasitidiant: aliusque iurisconsultum se uelit dici: alius theologi nomine tegeat: alius philosophi titulo exultet: atque ita alius alio.
(88) Ils le sont du moins parce que le mot lui-même le montre et le désigne à qui sait le grec, si notre époque ignorante des choses des Anciens n’avait pas perdu le vrai mot pour désigner les réalités, époque qui, comme l’a dit jadis Politien, mon maître, de façon si parfaite : "enfermant le grammairien dans un cercle étroit l’a relégué dans une vulgaire école comme au moulin". sunt certe quod ipsum uocabulum præ se fert ac notat graeca intelligentibus: nisi ætas nostra rerum ueterum parum docta uera rerum uocabula amisisset: quæ ut Politianus doctor olim meus politissime dixit: breui gyro grammaticum sepiens in ludum triuialem illum tanquam in pistrinum detrusit.
(89) Mais voici quel était jadis le rôle des grammairiens : étudier et expliquer tout genre d’écrits. At olim hæ grammaticorum erant partes: ut omne scriptorum genus excuterent atque enarrarent.
(90) C’est pourquoi si Marcus Fabius avait écrit à notre époque, ainsi que, donnant à la science du grammarien les frontières les plus larges, il l’a indiqué : "n’ignorant rien de la philosophie en raison d’Empédocle chez les Grecs et de Varron et Lucrèce chez les Latins qui mirent en vers les préceptes de la philosophie", il aurait indiqué également que la grammaire ne peut être parfaite sans la théologie à cause de Grégoire de Nazianze et Nonnos de Panopolis chez les Grecs et de Prudence, Sédulius, Juvencus et Arator chez les Latins, qui ont glissé des réalités sacrées et de très nombreux passages dans presque tous leurs poèmes qui reposent sur la profonde subtilité de problèmes théologiques. Quapropter si M. Fabius nostra hac tempestate scripsisset sicut latissimis finibus scientiam grammatici claudens retulit: nec ignara philosophiæ propter empedoclea in graecis: Varronem ac lucretium in latinis: qui praecepta sapientiæ uersibus tradiderunt:QVINT. inst., 1, 4, 4 retulisset quoque: tum nec citra theologiam grammatice potest esse perfecta: propter Gregorium Nazianzenum ac Nonnum panopolitanum in graecis: prudentium sedulium: Iuuencum Aratorem in latinis: qui res sacras et plurimos in omnibus ferme carminibus locos ex intima quaestionum theologicarum subtilitate repetitos inseruerunt.
(91) Si donc quelqu’un dit : "tous les gens qui commentent n’importe quel livre sont des grammairiens, admettons : quelle différence existera-t-il (pour prendre un exemple) entre le médecin qui explique les paroles d’Hippocrate et ses aphorismes et celui qui, par l’art médical, promet aux malades la santé ?", si igitur dicet quispiam: omnes libro[3v]rum quoruncumque interpretes grammatici sunt: quid (exempli gratia) intererit inter eum medicum qui Hippocratis uerba explanat et aphorismos: atque eum qui arte medendi sanitatem infirmis promittit?
(92) cette différence au moins : celui qui explique les auteurs de médecine est un grammairien selon l’appellation commune, mais celui qui offre ce que promet son art, autrement dit qui soigne, est de façon absolue nommé 'médecin'. Hoc sane: quia is qui authores medicinæ enarrat grammaticus communi nomine: qui uero rem præstat quam ars pollicetur id est qui medicatur. absolute medicus uocatus est.
(93) C’est en effet en ce sens que l’empereur Constantin dans le titre qui parle des professeurs s’est exprimé et a opiné. Ita enim in titulo de professoribus et medicis constantinus princeps locutus est et sensit.
(94) Il parle des médecins et surtout des archiatres et, parmi les archiatres, des grammairiens. medicos inquit: et maxime archiatros et ex archiatris grammaticos: COD. Theod., 10, 53, 6
(95) Le reste, on le connaît : cætera nota sunt:
(96) "de toute fonction et de toute charge nous prescrivons leur exemption". ab omni functione: et ab omnibus muneribus immunes esse praecipimus.COD. Theod., 10, 53, 6
(97) Il dit : "parmi les archiatres, les grammairiens", autrement dit parmi les médecins non ceux qui soignent des patients, mais ce qui sont des exégètes et commentent les médecins. Ex archiatris inquit grammaticos:COD. Theod., 10, 53, 6 hoc est ex medicis non eos qui ægrotos curant: sed qui exegetici sunt et medicorum interpretes.
(98) Il y a là de fait ample matière à une digression, mais je me limite, puisque n’importe qui, qui a un peu d’intelligence, en se fondant sur l’analogie, pourra facilement distinguer les exégètes de ceux qui possèdent telle ou telle science en raison de leur profession particulière. Diues haec profecto est ad digrediendum materia: sed me ipse cohibeo: cum quiuis ingeniosus sumpta hinc analogia exegeticos possit ab his qui peculiari disciplinas singulas professione tenent: facile distinguere:
(99) Et en même temps je leur ai abondamment démontré, quand je mets au jour les mystères d’Arator, que je n’ai pas été conduit dans la moisson d’autrui à titre précaire ni n’y ait fait irruption en usant de violence, mais que j’ai porté la faucille sur ma propre récolte conformément au droit transmis par les anciens. simulque his abunde ostendi: dum Aratoris mysteria declaro: me in alienam messem nec precario deductum fuisse: nec ui irrupuisse: sed falcem in propriam segetem iure per maiores tradito immisisse.
(100) Mais puisqu’il faut (ainsi que le prescrivent les sages) que, de même que pour les vestibules et les entrées dans les temples, de même les prolégomènes répondent à nos écrits de manière proportionnée, je ne m’étendrai pas plus longtemps désormais et en un mot je concluerai au bout de cet exorde en affirmant que, pour augmenter le talent donné par mon Dieu de quelque petit profit, j’entre de bon coeur dans les flots de cette mer et que je ne fais aucun cas des aboiements de quelques Scyllas que ce soit. At quoniam oportet (quemadmodum sapientes præcipiunt) ut templis uestibula et aditus: sic scriptis nostris principia pro portione respondere: non euagabor iam amplius: sed uno uerbo colligam in calce professus huius exordii: me ut Talentum dei mei aliquo lucello augeam: bono animo et hosce marinos fluctus ingredi: et quoscunque scylleos latratus contemnere.
(101) Et quelque gain s’ajoutera à mon talent si pour vous, mes auditeurs, mon commentaire est de la plus grande utilité. Addetur autem aliquid talento: si uobis auditores plurimum mea commentatio profuerit.