(1) Vous me demandez chaque jour, mes très chers auditeurs, ou plutôt vous me
priez de toute forme d’instance et me conjurez de publier les commentaires que
j’ai moi-même composés à la hâte et qu’en raison de mes occupations il n’a pas été
permis de voir depuis ce temps où, il y a trois ans de cela, j’expliquais en
public le poète Arator, qui a écrit en vers les Actes des
Apôtres. |
[2r]Petitis cotidie a me Auditores amantissimi:
uel potius precibus omnibus oratis et obtestamini:
ut edam commentarios: quos ipse tumultuaria opera
composui: nec per occupationes ex illo tempore
uidere licuit: cum Aratorem poetam qui acta apostolorum metrice scripsit: ab hinc triennium publice interpretabar.
|
(2) Cela, si j’en crois vos affirmations, sera apprécié et utile non
seulement pour vous, qui, bien que vous m’ayez entendu, désirez cependant, en
raison de passages obscurs du poète, apporter le secours de quelque explication à
votre mémoire qui par nature tend à s’émousser, mais encore pour tous ceux qui
étudient les belles lettres, qui n’osent pas entrer dans l’oeuvre d’Arator comme
si c’était une profonde mer. |
id uos affirmatis gratum et utile futurum non solum uobis qui licet
ex me audistis: tamen propter obscuros poetæ sensus
aliquam explanationis opem hebescenti per naturam memoriæ afferri
cupiatis: sed etiam cunctis fere studiosis
bonarum literarum: qui ipsum Aratoris opus non audent tamquam profundum
pelagus intrare.
|
(3) En effet, alors qu’ils naviguent facilement dans les poèmes des autres
poètes chrétiens, comme sur une sorte de marais, et qu’ils expliquent à leurs
disciples les œuvres de Prudence, Sédulius et Juvencus comme s’ils cinglaient vers
le port, ils craignent d’aborder cet auteur, ou, s’ils l’abordent, il se
contentent d’en parcourir les régions les plus proches sans quitter les côtes,
redoutant la haute mer et sans jamais s’éloigner de la terre. |
Cum enim per reliquorum christianorum uatum poemata quasi per stagna
quædam facile nauigent: et Prudentii:
Sedulii:
iuuenci carmina suis discipulis
exponant uelut in portu uelificantes: adire ad hunc
timent: uel si adeunt:
loca proxima et oras primi littoris tantum legunt:
altum metuentes: et a terra nusquam longius
recedentes.
|
(4) Mais pour m’éperonner davantage, vous dites que je passerais pour jaloux
et, selon la parabole du Christ très grand et très bon, pour coupable d’avoir
enfoui mon talent, si je différais l’édition de notre commentaire que voici qui
sera utile à tous (selon ce que vous croyez, abusés que vous êtes par l’excès
d’affection que vous avez pour moi). |
Quo uero mihi acrius subdatur calcar.
dicitis me uisum iri inuidum: et secundum christi
optimi maximi parabolicam sententiam suffossi talenti reum: si interpretationis huius nostræ cunctis (ut uos nimio mei
studio decepti creditis) profuturæ: editionem
distulero.
|
(5) De fait que peut-il y avoir de plus agréable à Dieu et aux hommes que de
faire ce qui, même si cela te semble pénible, est cependant fructueux et utile
pour le très grand nombre ? |
Nam quid esse potest gratius deo hominibusue: quam si id agas: quod tametsi laboriosum
tibi uideatur: tamen sit quam plurimis fructuosum et
conducibile:
|
(6) Et ces auteurs profanes ont coutume d’user souvent dans leurs discours de
la phrase : "nous ne sommes pas nés pour nous", s’ils louent la sueur versée
par Hercule parce qu’elle a apporté aux autres les plus grands avantages, mais à
son auteur pratiquement aucun fruit, si le fameux Caton d’Utique indique comme
dans l’éloge de notre cher Cordobais qu’il pense qu’il n’est pas né pour lui mais
pour le monde entier ; attitude qu’il est convenable que nous, chrétiens,
adoptions, car, comme l’enseigne la loi divine, nous sommes tous frères et nous
avons tous un même père céleste, voire terrestre ; et bien que cette
consanguinité de nature soit grande, celle pourtant que nous tenons de la grâce
nous constitue plus véritablement en frères et nous sommes lavés par la rosée
purificatrice de la source sacrée. |
Et ii prophani authores crebris solent usurpare sermonibus: non solum nobis nati sumus si propterea sudores
Herculanos laudant quod maximas aliis commoditates:
Cæterum authori suo nihil ferme fructus attulerunt:
si cato ille Vticensis nostri
cordubensis notat ut praeconio: qui non sibi sed
toti genitum se credere mundo: quod nos homines
christianos facere decet: quod ut lex diuina
docet: fratres inuicem omnes sumus: quorum unus idemque uel coelestis: uel terrenus pater est: Et
quanquam haec naturae consanguinitas magna: illa
tamen gratiæ maior uerius fratres constituit simul atque purifico rore sacri
fontis expiamur.
|
(7) Et celui qui gouverne tout a prescrit que la somme d’intelligence (quelle
que soit sa taille) qui nous a été donnée par le Ciel ne soit pas diminuée par
faute de notre paresse, ni dissimulée par jalousie, mais, s’il est permis, qu’elle
puisse se répandre utilement sur tous et, si cela n’est pas possible,
principalement sur nos frères. |
Atque summam ingenii (quanta ea cumque sit) nobis coelitus datam
praecipit rector uniuersi nec per ignauiam minui:
nec per inuidiam abscondi: sed in cunctos si
liceat: uel si id negetur in fratres maxime
nostros utiliter spargi.
|
(8) En effet elle grandit et croît quand elle se répand en tous et enrichit
les âmes miséreuses des ignorants des richesses de la doctrine céleste et les en
rassasie. |
Tunc enim augetur et crescit cum in omnes fusa: imperitorum inopes animas doctrinæ coelestis diuitiis Locupletat
et satiat.
|
(9) Nourrir le corps de celui qui a faim, voilà qui est louable, mais nourrir
l’âme affamée, voilà qui est bien plus louable et bien plus remarquable. |
Pascere corpus esurientis laudabile est: sed
esurientem animam pascere: multo laudabilius
multoque præstantius.
|
(10) Si donc tu veux rassasier du pain divin notre foule tourmentée par la
faim dans ce domaine et la nourrir de l’abondance de la parole spirituelle, nous
te demandons, bien plus nous te supplions et nous insistons pour que tu nous
expliques par un commentaire global ce poète qui ne propose en aucun cas à ses
convives ces nourritures que l’homme extérieur se précipite pour dévorer, mais
bien celles que l’homme intérieur désire, non pas les aliments qui rassasient le
corps mais ceux qui rassasient l’âme, non pas les mets ruisselants de miel des
démons, ni les riches bouillies, ni les pains délicats (cela les coquets pourceaux
issus du troupeau d’Epicure en jouissent abondamment à la table des poètes
païens), mais les aliments que le ciel a donné, et le créateur du ciel, Jésus, le
tout-puissant. |
si ergo uis nos turbam in hac parte famelicam saturare diuino
pane: et sagina uerbi spiritalis alere petimus a
te: imo eflagitamus et contendimus ut
circunfusis commentariis nobis uatem explices hunc:
qui hauquaquam suis proponit conuiuis eas dapes quas exterior homo sed quas
interior auidissime uorat: non eos cibos quibus
corpus sed quis anima pinguescit: non melittutam
daemonum ferculum: non pultes opiparas: non artolaganos delicatos:
his enim sues nitidi de grege Epicuri in poetarum ethnicorum mensis ampliter fruuntur: sed eas epulas quas coelum dedit: et coeli conditor iesus omnipotens.
|
(11) Pour finir, nous te prions instamment de nous expliquer ce poète dont le
poème sacré se rapporte non tant à la culture de notre intelligence qu’à la piété
et à la sagesse véritable. |
Denique ut enarres eum poetam obsecramus:
cuius sacrum carmen non tantum and ingenii cultum:
uerum etiam ad pietatem ueramque sapientiam pertineat.
|
(12) Et, moi, en entendant ces mots, avec lesquels (il faut bien concéder ce
qui est vrai) je suis d’accord, je veux et désire vous faire plaisir. |
Equidem ista audiens: quibus ego (liceat
concedere ueris) assentior: morigerari uobis et uolo
et cupio.
|
(13) Mais il ne vous échappe nullement par quelle mer je vais devoir
naviguer, les souffles agités des vents qui règnent sur cette mer tempétueuse, les
profonds tourbillons de ces flots, les écueils difficiles à franchir, les nombreux
lieux hostiles et hantés de Scyllas que je vais traverser. |
Verum neutique uos fugit qua mihi sit nauigandum: quales et quam turbulentos uentorum flatus in isto mari
procelloso: quam graues fluctus tortuosi
turbines: quam difficiles scopulos: quam multa loca aduersa et scylleis canibus de
naufragio obnoxia sim tranmissurus.
|
(14) Et vous avez bien conscience de combien de fois il nous faudra
désespérer, avant de parvenir dans le golfe dont nous désirons le repos, combien
de fois, avec un espoir incertain, à la manière des marins, navigant plus selon
nos vœux qu’avec confiance, nous allons errer, et serons retardés par des vents
qui soit seront instables soit retomberont, ou bien, tandis que nous lutterons
contre la tempête qui se déchaîne contre nous, nous serons, dans notre course,
repoussés loin de notre but, et ce, d’autant plus que je n’ignore pas ma faiblesse
et ne sais pas avec certitude de quels câbles gréer mon mât et de quelles ancres
équiper mon navire. |
Nos uos praeterit quoties nobis sit prius quam ad optatae quietis
sinum prouehamur: desperandum quoties incerta spe
nautarum in morem: et uotis magis quam fiducia
nauigantes: uagi instabilesque uenti aut nos
deserentes moraturi sint: aut in aduersam
tempestatem nitentes longe a proposito nobis cursu depulsuri. praesertim cum meæ infirmitatis haud nescius: aut quibus rudentibus malum: aut quibus anchoris nauim muniam incertus sim.
|
(15) Voilà, entre autres choses, ce qui, comme je vais le montrer bientôt, me
détournait de m’aventurer dans cette mer agitée ; mais j’ai jugé bon de
dépasser cela pour obéïr à mon Dieu en m’acquittant de ce genre de devoir et, en
lui obéïssant ainsi, vous rendre service à vous, mes très chers auditeurs. |
haec ego et his plura: quæ me: ut mox ostendam: a huius
turbulenti maris ingressu auertebant: mihi
posthabenda duxi: ut deo meo aliquo officii genere
obsequerer: et ei obsequendo uobis auditores
suauissimi commodare.
|
(16) Je souhaite en effet de façon plus pressante que l’âge qui désormais
s’apesantit sur moi ne donne pas moins à mes cheveux qu’à mon mérite l’éclat de la
blancheur. |
opto enim maiorem in modum: ut ætas mea: quum iam ingrauescit: non
minus canis quam merito aliquo albesceret.
|
(17) Et si beaucoup, chez les Anciens, qui ignoraient totalement la vérité,
eurent pour le profit commun que l’on tire des études tant de considération, que,
sans tenir aucun compte d’eux-mêmes, ils placèrent toujours l’Utile avant la
beauté extérieure, que convient-il que je fasse moi, un Chrétien, né de parents
chrétiens ? |
Quod si multi ueterum: quibus ueritas ipsa
prorsus ignota fuit: adeo publicam studiorum
commoditatem spectauerunt ut nulla sui ratione habita: speciosis semper Vtilia praetulerint:
quid me christianum: et christianis parentibus ortum
facere conuenit?
|
(18) Voici donc, très grand créateur et Dieu tout-puissant, que je suis
conscient de te devoir ce don si remarquable de ma vie, de sorte que ce soit vers
toi que revienne tout ce que je dis et cette faculté même de parler qui m’a été
accordée par toi, et qu’en t’annonçant elle te serve de manière à être utile à
beaucoup. |
Ego quidem summe conditor et Omnipotens deus hoc uel præcipuum meæ
uitæ munus debere me tibi conscius sum: ut te omnis
sermo meus: et hic ipse loquendi usus a te mihi
concessus in te refluat: et te praedicando ita tibi
seruiat ut multis prosit.
|
(19) Mais, parce que notre navire fragile et peu solide n’est pas de taille à
affronter tant de dangers sur le gouffre hostile, nous implorons avant tout l’aide
de ta majesté : emplis les voiles de notre espérance, que nous déployons pour
toi contre les souffles instables des vents, de la stabilité de ton Esprit, brise
les menaces de la mer qui nous frappent dans une navigation qui ne dépend que de
toi seul, pour nous mener jusqu’au port très désiré du rivage que nous souhaitons
atteindre. |
sed quia nostra fragilis ac minus firma nauis tot periculis aduersi
gurgitis impar est: tuæ maiestatis opem ante omnia
imploramus: ut extensa tibi spei nostrae uela
contra instabiles uentorum flatus stabili statu spiritus tui impleas: atque ita impactas de te pendenti nauigio ponti
minas frangas ut ad tutissimum portum optati litoris ipsum prosequare.
|
(20) C’est toi de fait, Père très grand, qui nous encourages à venir vers toi
en disant "demandez et l’on vous donnera, cherchez et vous trouverez". |
Tu certe summe pater nos hortaris ut audacter ad te ueniamus
dicens:
petite et dabitur uobis. quaerite et
inuenietis.Lc 11, 9
|
(21) Et si je suis rejeté loin de toi comme indigne, très juste juge du monde
(car je suis vraiment indigne que tu exauces ma prière), j’aurais au moins la
gloire d’avoir fait preuve d’audace, comme on le voit dans le poète païen :
"dans les grandes entreprises, avoir seulement voulu les accomplir suffit". |
Quodsi ut indignus a te reiicior iustissime arbiter mundi: quia uere indignus sum ego quem exaudias: audacia certe laus erit:
et ut est apud illum ethnicum poetam:
in magnis et uoluisse sat est.PROP. 2, 10, 6
|
(22) Mais encore, on invoquera peut-être pour justifier mon naufrage le fait
que c’est un homme plus aimé de Dieu, plus brillant en intelligence, plus riche en
savoir qui pourrait se charger d’un tel ouvrage, et quelqu’un qui, affermi par
l’espoir certain de l’assistance divine, pourrait mener à bien cette navigation
qui sera utile à ceux qui recherchent la vraie littérature. |
At etiam aliquis forte excitabit naufragio meo quod deo charior: ingenio sublimior:
doctrina locupletior uices tanti operis excipiat:
quique certa superni numinis spe confirmatus utilem ueræ litteraturæ
candidatis nauigationem transigat.
|
(23) Or quel genre de texte peut-on dire plus utile pour les jeunes étudiants
que le divin poème d’Arator ? |
quod autem utilius studiosis iuuenibus declarari potest quam hoc
diuinum Aratoris poema?
|
(24) Quel auteur soumet mieux les tendres esprits à la religion, instruit
mieux tous les lecteurs à la piété et à la vraie θεοσέβεια (respect de Dieu), qui
est pour l’homme (comme le dit Job le héros très endurant) la sagesse, quand nous
savons évidemment ce que nous devons croire et espérer et aimer ? |
qui mentes teneras religioni subdit: qui
cunctos ad pietatem instruit et theoseuiam: quae hominis est (ut tolerantissimus Heros iob retulit) sapientia?
cum scilicet cognoscimus quod credi: quod sperari
debeat: quod amari.
|
(25) C’est la raison pour laquelle, personnellement, repoussant les autres
notations, j’interprète le mot σοφία comme venant du verbe σεύω (cultiver) avec la
lettre du milieu élargie à la manière des Macédoniens, non qu’elle soit digne de
vénération comme certain auteur le dit, mais parce que c’est en vénérant le Dieu
unique que nous obtiendrons la σοφία et la vraie sagesse. |
Quocirca sophiae uocabulum
repudiatis aliorum no[2v]tationibus: a seuein id est colendo litera media in densam
mutata macedonum more: equidem interpretor: non quod ueneratione digna sit ut quidam ait:
sed quia uenerando unum deum sophiam ueramque sapientiam
comparemus.
|
(26) De là vient que les auteurs profanes nomment Moïse le plus sage des
Hébreux et qu’ils ont attribué le nom de σοφός (sage) à Pythagore, Mercure,
Zoroastre, Solon et à tous les autres sages illustres et très grands qu’ils ont
tenus pour des maîtres dans toute la vie humaine, car ils ont passé toutes leurs
années et leur vie à s’occuper du culte de Dieu et du service zélé de la
divinité. |
Hinc Mosen hebreorum
sapientissimum et prophani authores appellant: ac
pythagorae:
Mercurio:
Zoroastri:
soloni:
cæterisque illustribus ac summis sapientibus: qui in
omni mortalium uita principes habiti sunt:
sophon nomen tribuerunt: quia circa dei cultum ac diuinitatis studium annos
suos uitamque omnem contriuere.
|
(27) Mais c’est un fait bien connu : si est vraie cette maxime qui dit
que tout pot nouveau qui a été imprégné d’une odeur la conservera longtemps, c’est
pour instiller toute vertu, mais surtout pour instiller la piété dans les esprits
encore nus des jeunes gens, que les vers sacrés de ce poète ecclésiastique sont
d’une importance aussi grande que les poèmes des poètes païens n’en ont pour leur
instiller l’impiété. |
At constat: si uera est illa sententia: quo semel est imbuta recens seruabit odorem testa
diu: ad omnem uirtutem:
sed maxime ad pietatem nudis iuuenum animis instillandam tantum huius
ecclesiastici poetæ sacros uersus momenti afferre:
quantum faciunt ad impietatem prophanorum uatum carmina.
|
(28) Mais on me dira que les poètes des gentils sont plus élégants que les
poètes sacrés. |
sed elegantiores dicet aliquis sunt ethnici authores sacris.
|
(29) Pour ma part, même si je pourrais réfuter cette idée, en faisant un
compte selon une estimation véritable et en me fondant sur la variété des temps,
je ne tenterai cependant rien pour les contredire : admettons donc que les
païens soient plus soignés ; est-ce pour autant une raison pour qu’on doive
les lire en premier, en sorte qu’ils puissent, plus ils ont de force par la
douceur de leur discours et la douce modulation des vers qui courent dans leur
poème, enchaîner davantage l’esprit des jeunes gens alors qu'il ne s’y attend pas
et qu'il va traiter plus en profondeur tout ce qu’on aura installé chez ces gens
encore débutants et ignorants de tout, et ainsi les détourner de la vraie
religion ? |
Ego uero etsi possem negare apposito ad æquam æstimationem calculo
uariaque temporum ratione inspecta: tamen nihil
contra conor: sint cultiores prophani: num propterea imprimis legendi ut quo plus ualent
suauitate orationis et carminsi dulci modulatione currentium: eo facilius incautos iuuenum animos tracturosque
altius quicquid rudibus et omnium ignaris insederit:
irretire et a uera religione possint auertere?
|
(30) Veut-on par des chants pour ainsi dire aussi mortifères que ceux des
Sirènes pervertir l’oreille des enfants, en sorte qu’ils ne puissent plus rien
écouter avec délices, si cela ne résonne pas du nom de Liber, ne chante pas
Apollon, ne fait pas retentir le nom de Jupiter, |
Num uis talibus quasi mortiferis sirenum cantibus aures puerorum deprauare: ut nihil præ deliciis queant audire nisi liberum resonet:
apollinem cantilet:
iouem intonet?
|
(31) pour habituer un esprit encore malléable et aisé à entraîner où l’on
veut, penser que la vérité ne procure aucun plaisir, que rien n’est crédible si ce
n’est doux à l’oreille, rien n’est beau si ce n’est couvert de sirop, rien
d’amirable si cela ne baigne un sens dans quelque agrément ? |
ut assuescat mens cærea et quouis trahi facilis nihil uerum putare
uoluptarium: nihil credibile nisi auditu
suaue: nihil pulchrum nisi suco tectum: nihil mirabile nisi sensum aliqua iucunditate
perfundat?
|
(32) Et le fameux Fabius Quintilien, certes le meilleur des professeurs de
rhétorique, mais bel et bien un païen, a voulu que les enfants commencent par lire
non pas des écrits seulement éloquents, mais plutôt des écrits honnêtes. |
Atque fabius ille
quintilianus optimus quidem rhetor sed tamen gentilis: pueros uoluit non modo quæ diserta sed uel magis
quæ honesta essent praelegere:
|
(33) De fait, pour tous les autres écrits qui touchent à cette élégance ou à
l’érudition, que ce ne soit que quand les mœurs seront déjà assurées et quand la
piété et la véritable sagesse auront peint à leurs couleurs les toiles blanches
que sont les âmes récemment nées ; pour toutes les autres choses de ce genre,
dit-il, la durée de la vie donnera le temps voulu. |
Nam cæteris quæ ad istam elegantiam: uel
eruditionem pertinent: cum iam mores in tuto
fuerint: et pietas ueraque sapientia nudas
tabulas id est animas recens ortas suis coloribus depinxerit: cæteris inquit istius modi longa ætas spacium
dabit.
|
(34) Et si un auteur issu des nations a laissé ce témoignage écrit, que
convient-il que tu fasses, toi que les eaux lustrales ont purifié ? |
Et si hoc author ethnicus scriptum reliquit:
quid te quem lustrales undae purgauerunt: fecisse decet?
|
(35) D’où alors penses-tu qu’il arrive que de nombreuses personnes éloquentes
ou dotées d’un remarquable génie méprisent les divines lettres en considérant
qu’elles sont sordides et vulgaires ? N’est-ce pas parce que, écrites comme
elles le sont dans une langue commune et simple, elles ne flattent pas les
oreilles de ceux qui n’ont pas la foi d’un son assez doux ? Mais ces gens-là,
s’ils avaient la foi et n’étaient pas des Chrétiens que de nom, comprendraient que
l’Esprit saint, qui est aussi celui qui a fondé l’Ecriture, lui qui a fait le
temps, formé le ciel, mis chaque astre à sa place, posé l’assise de la terre, mis
en bas l’abîme, lui qui a fixé dans leurs limites les luminaires du ciel et
l’éclat du soleil, lui qui a mis bon ordre selon une loi bien définie à la
croissance et décroissance de l’océan avec l’aide naturelle des sources et le
cours des fleuves, lui qui pour tout dire a été l’artisan de toute chose avec tant
de beauté et tant d’habileté, ce même Esprit nourricier aurait très bien su mettre
les mots à la place qu’il faut dans sa parole, et, s’il avait voulu que ses
écrivains parlent avec élégance, et s’il l’avait jugé utile pour le monde, il leur
aurait appris sans nul doute à s’exprimer avec une incomparable élégance. |
Vnde autem putas accidere ut a multis uiris facundis atque ingenio
præstantibus diuinae literae tanquam sordidae et uulgares spernantur: nisi quia communi ac simplici sermone scriptae: aures infidelium hominum blandiori sono haud
permulceant: qui si fideles esset: et re non tantum nomine christiani: intelligerent quia spiritus sanctus coelestis
scripturæ conditorque saecula fecit: coelum
formauit: astra distinxit: terram fundauit: abyssum demersit: qui poli lumina et solis iubar suis limitibus
ordinauit: qui discessus oceani et accessus cum
fontium naturis anniumque fluentis certa lege disposuit: qui denique res omnis tanta pulchritudine ac tanto opificio
fabricauit: uerba in oratione apte locare
sciuisset: et si scriptores suos ornate loqui
uoluisset: idque utile mundo iudicasset: id eos procul dubio incomparabiliter ornatius idem
almus spiritus præstare docuisset.
|
(36) De toute évidence celui qui a rendu les globes du ciel remarquables par
tant de zones, et les zones par tant d’étoiles différentes en grandeur, position,
éclat et puissance, la terre plane par tant de fleurs, qui a adouci les fleurs de
tant de parfums et les a décorées de tant de couleurs que nul art ne saurait
imiter, s’il avait voulu lier les mots, qui, à moins d’être dépourvu de foi, peut
douter qu’il les aurait liés avec bien plus d’art ? |
Nimirum qui coeli globos tot cingulis:
cingula tot stellis magnitudine situ splendore potestate differentibus
insigniuit: quique plana terrarum tot
floribus: flores tot odoribus temperauit ac tot
coloribus nulli arti imitabilibus depinxit: si uerba
connectere uoluisset: quis nisi sit incredulus: ambigat longe artificiosius contexturum fuisse?
|
(37) Et celui qui, dans le sein caché de la nature et dans les éléments de ce
monde corporel, a dissimulé les semences invisibles des choses qui naissent et se
reproduisent de sorte que, lorsqu’elles se voient appliquées les conditions
adaptées de température, elles libèrent leur progéniture conformément à leur
taille, leur nombre et leur poids, celui qui les adapte aux proportions des
diverses formes de reproduction, cet être-là n’aurait pas su varier son discours
avec de multiples changements de phrases et de mots, avec des symboles, des
métaphores, des figures et des subdivisions ? |
et qui in secreto naturae sinu atque in his corporei mundi huius
elementis occulta semina nascentium ac foetificantium rerum ita abdidit ut
adhibitis congruentibus temperamentorum occasionibus innumerabiles foetus
explicent per mensuras et numeros et pondera sua: is
accomodat uariæ comparationis temperaturis uariare orationem diuersis
sententiarum uerborumque mutationibus: figuris: translationibus: formis: distinctionibus nesciuisset?
|
(38) Qui est assez dépourvu d’intelligence pour ignorer que la nature et son
pinceau qui tracent en toute beauté les contours de tout être, ont précédé le
stylet des philosophes, des poètes et des orateurs et qu’elle a inventé et
perfectionné l’art d’orner le discours en s’inspirant de son enseignement ? |
quis tam imprudens ut ignoret naturam suo peniculo cuncta pulchre
deliniantem philosophorum poetarum oratorumque stilum praecessisse: suoque magisterio ornandæ orationis et inuentricem
et perfectricem fuisse?
|
(39) S’ils prenaient en compte ces faits et les croyaient, ces gens qui ne
sont pas tant des imitateurs de l’éloquence du passé que des singes vaguement
frottés de gouttelettes issues de la source du fameux cheval, jamais vraiment ils
n’auraient l’affectation de considérer comme un profit les paroles impies de
l’antique élégance, et ne se vanteraient pas de mettre partout dans leurs écrits
ces quatre petites phrases, si diis placet (s’il plaît aux dieux), mehercule (par
Hercule), dii boni (dieux bons), sancte Iuppiter (saint Jupiter), comme s’ils
allaient rappeler les Anciens des enfers ; et non moins ridicules, du moins à
mon avis, ceux qui se considéraient pour ainsi dire de parfaits émules de Cicéron
s’ils concluaient leur période par cette clausule : esse uideatur. |
Haec si considerarent aut crederent quidam priscæ eloquentiæ non
tam imitatores quam simii nonnullis fontis caballini guttulis leuiter
conspersi: numquam profecto in auctoramentum
antiquæ elegantiæ impia uerba affectarent: nec
quattuor illis uoculis si diis
placet:
me hercule:
dii boni:
sancte iuppiter suis scriptis passim
intextis sese attollerent quasi ueteres ab inferis reuocarint: non minus ridiculi mea quidem sententia: quiue se ciceroni quasi simillimos arbitrabantur: si illis uerbis periodum clauderent: esse uideatur.
|
(40) Et du moins (s’ils regardaient la réalité en chassant loin d’eux les
nuées de l’erreur), ils approuveraient l’audacieuse raillerie de ces richesses
faite par un homme par ailleurs d’une extrême érudition, et diraient que Jérôme a
été bien injustement frappé par Rufin qui l’accusait d’être un cicéronien, et
qu'il endura ce coup sans l’avoir aucunement mérité. |
nec sane (remota erroris nebula si rem animaduerterent) audax gazæ
scomma uiri alioqui eruditissimi approbantes:
dicerent: affectum iniuria a ruffino
Hieronymum quia pro ciceroniano
accusetur: qui plagas illas nullo suo merito
tulerit.
|
(41) Et ils n’affirmeraient pas que l’Achille d’Homère ou l’Enée de Virgile
vivent une vie toute de bonheur, en vivant dans la mémoire des hommes qui pourtant
tombera avec ce monde, grâce à ceux qui ont raconté leur geste. Comme si la
pérennité de la mémoire assurait la pérennité de la vie, ou comme si cette parole
fleurissant de jour en jour dans l’esprit des vivants touchait en quelque manière
les morts, comme si enfin il existait une parole immortelle qui ne puisse être
ensevelie par le trépas des hommes et finalement réduite à portion congrue par
l’oubli de la postérité ! |
Nec affirmarent aut achillem
Homericum:
aut Aeneam
Vergilianum foelicissime uiuere: qui in memoria hominum:
quæ tamen cum sæculo occasura est per suos praecones uiuant: quasi memoria perennis perennem uitam pariat: aut sermo ille in mentibus uiuentium in dies
florescens defunctos moueat: aut ullus sit
inmortalis sermo quo non obruatur hominum interitu et posteritatis obliuione
tandem exiguat.
|
(42) Mais on me dit : "dans la mesure où il ne nous est pas accordé de
vivre longtemps, il faut chercher à avoir quelqu’un qui puisse rendre le souvenir
que l’on aura de nous le plus durable possible". |
At inquit quatenus nobis denegatur diu uiuere: expetendum est habere aliquem: qui
memoriam nostri quam maxime diuturnam efficiat.
|
(43) Et alors ? |
quid tum?
|
(44) Est-ce autre chose que de simples noms que la renommée d’un Ancien a
rendu fameux, ou pour parler comme le divin Grégoire de Nazianze καὶ μύθων
πλάσματα, καὶ γραΐδες (des inventions de la mythologie, et des vieilleries) ? |
anne aliud sunt ueteris illustria nomina fama: quam ut uerbis utar diuini Gregorii Nazianzeni:
mython plasmata cae graides.NAZ. carm., 26, 20
|
(45) Car, je vous le demande, qu’avons-nous à faire, quand nous quittons ce
monde, de la gloire d’un nom et de ce souvenir qui se propage le plus longtemps
possible dans la postérité ? |
Nam quid obsecro ad nos pertinet recedentes de mundo nominis decus
et memoria illa quam diuturnissime in posteros propagata?
|
(46) Et pourtant, ces gens-là sont en admiration devant de pareilles fumées,
et ils envient ceux qui ont cherché à perpétuer leur existence par une renommée
immortelle, ignorant sans nul doute que sous le miel de cette sentence païenne se
cache un poison mortel. |
Et tamen eiusmodi fumos illi mirantur: et
iis inuident quo se perpetuare immortali fama contenderunt: ignari scilicet uenenum sub melle prophanæ sententiæ latere
mortiferum.
|
(47) De fait, imiter cet honneur sans aucun doute stupide et vain ne dénote
pas seulement une personne dépourvue de savoir, c’est le fait ne pas s’y opposer
de toutes ses forces qui dénote un fou. |
Nam istud decus haud dubie stultum atque inane imitari non solum
imperiti: sed non acerrime oppugnare dementis
est.
|
(48) Car le devoir de l’homme n’est pas de rechercher la renommée immortelle,
mais la vie immortelle ; ce n’est pas en imitant comment Achille a pu être
vainqueur, mais comment Pierre a vécu qu’il sera immortel et heureux ; ce
n’est pas Hector parce qu’il a combattu qui sera couronné de la couronne de
laurier dans le ciel, mais Paul parce qu’il a enseigné. |
Non enim est hominis officium immortalem famam sed immortalem uitam
quaerere: Nec quomodo ut Achilles uicerit:
sed quomodo ut petrus uixerit
immortalis erit ac foelix: nec laurea coelesti
Hector pugnans: sed paulus docens
coronabitur.
|
(49) Voilà pourquoi si quelqu’un, suivant ainsi de près la parole de Dieu
dans le Deutéronome selon l’avis de Jérôme, ne coupe pas les sourcils et toute la
pilosité de cette poésie païenne comme s’il s’agissait de la femme captive, ne lui
raccourcit pas les ongles, et ne la transforme pas de captive et servante qu’elle
était en fille d’Israël, en éliminant tout ce qui est mort et qui relève de
l’idolâtrie, du désir déréglé, de l’erreur, mon avis est que, pour toute personne
saine d’esprit, il faut fuir l’union avec cette poésie comme s’il s’agissait d’une
criminelle. |
Quam ob rem nisi quis iuxta hieronymi sententiam uocem dei in deuteronomio secutus poeseos illius prophanæ
tamquam mulieris captiuae caput supercilia et omnes pilos abraserit atque
ungues amputauerit: et quicquid mortuum est
idolatriae: libidinis:
erroris: praecidendo de captiua et ancilla
israelitem fecerit: eius coniugium tamquam facinorosæ omnibus sanæ
mentis censeo fugiendum.
|
(50) Mais notre poésie sainte et ecclésiastique est désormais toute chaste,
sainte, virile ; en somme c’est une vierge intacte, mais aussi bien parée et
élégante et qui peut faire progresser notre intelligence par son ornement non
moins que notre esprit par sa piété. |
at nostra iam sacra et ec[3r]clesiastica poesis tota casta est: sancta: uirilis: in summa uirgo incorrupta.
compta etiam atque elegans: et quae non minus ornatu
ingenium quam pietate animum possit excolere.
|
(51) Que trouve-t-on en effet, pour ne rien dire de tous les autres, chez
notre cher Arator qui ne soit pas solide, plein de pudeur, de finesse et de
sagesse, tournant vers la vertu et la religion et incitant à vivre bien et dans la
béatitude ? |
Quid enim ut cæteros mittam: habet noster
Arator:
quod non sit solidum: pudicum: argutum: sapiens: ad uirtutem religionemque faciens: et ad
bene beateque uiuendum incitans?
|
(52) Avec quel agrément il explore les symboles dans ses digressions ! |
quam amoene per mysteria digreditur?
|
(53) Avec quelle pénétration il fouille les profondeurs de la Loi ! |
quam acute profunda legis rimatur?
|
(54) Avec quelle aisance il enchâsse les perles de son allégorie dans la
trame historique elle-même ! |
quam commode ipsi historiæ gemmas allegoricas inserit?
|
(55) Et pour tout dire brièvement mais complètement en un mot : il
enrichit le trésor du temple du Seigneur non moins de l’argent de son éloquence
que de l’or de sa foi. |
et ut cuncta breuiter sed tamen plene uno uerbo complectar: gazophylacium dominici templi non minus eloquii
argento: quam auro fideo locupletat.
|
(56) Puisqu’il en est ainsi, j’avoue que je m’étonne de voir les critiques de
notre époque qui laissent de côté un tel auteur comme obscur et sans noblesse, ou
lui font le reproche de ne pas être soigneux dans la quantité des syllabes. |
Quod cum ita sit: fateor me criticos mirari
ætatis nostræ: qui hunc talem uel præterierunt ut
obscurum et ignobile: uel reprehenderunt tanquam in
syllabis incuriosum.
|
(57) Mais, en essayant de brocarder l’ignorance d’autrui, il condamnent la
leur. |
Sed dum alienam inscitiam nituntur carpere:
suam arguunt.
|
(58) En effet aux plus éminents des païens ils permettent, à titre de
licence, allongement et abrègement, mais aux poètes sacrés ils ne passent rien,
cléments et bienveillants pour ceux-ci, ils sont pour les nôtres implacables et
d’une absolue sévérité. |
quippe qui eminentissimis ethnicorum licentiam ectaseos et systoles
permittant: sacris contra nihil concedant. in illos clementes et pii:
in nostros implacabiles et austerissimi.
|
(59) Mais nous traiterons cette question en son lieu dès que nous tomberons
sur une syllabe dont la quantité est problématique. |
Sed haec suo loco tractabimus cum primum in syllabam repugnantem
inciderimus.
|
(60) Voilà, bien-aimés auditeurs, les raisons qui m’ont poussé à penser que
votre demande méritait qu’on s’y soumette. |
habetis Auditores amantissimi quibus adductus rebus dignum censeam
uestræ postulationi obtemperare:
|
(61) Maintenant sur les raisons qui ont pu m’en détourner, écoutez quelques
mots. |
Nunc quæ me deterreant paucis accipite.
|
(62) Et d’abord, j’ai eu le dessein d’exécuter ce que vous me demandiez plus
tard, le temps évidemment que notre commentaire mûrisse enfermé en moi. |
Ac primum quidem consilium fuit: uobis: uerum serius morem gerere dum scilicet nostra
commentatio domi clausa maturesceret.
|
(63) Et il ne faut pas croire que les fruits ont assez mûri quand ils sont
cueillis sur les arbres, acides et piquants. |
Nec enim putandum est satis maturuisse ea poma: quæ acerba et cruda ex arboribus decerpuntur.
|
(64) Et ils ne sont pas doux au palais les fruits que la main avide d’un
glouton cueille avant le moment prescrit. |
nec hi fructus suaues gustatu sunt: quos
manus gulonis auida ante præscriptum tempus auellit. |
(65) Le raisin quand il n’est pas mûr est extrêmement acide, ensuite il mûrit
et s’adoucit ; ainsi il faut beaucoup de temps et comme Horace le prescrit,
neuf ans, si nous voulons que les fruits de notre génie soient assez mûrs pour
qu’ils chatouillent le palais des lecteurs par leur douceur plutôt qu’ils ne
l’irritent par leur amertume et leur absence de douceur. |
Vua incocta peracerba est: deinde maturata
dulcescit: ita sane longo tempore opus est: et ut Horatius præcipit: nouennio: si uolumus ingenii nostri fructus ita coctos esse
ut legentium palatum irritent potius iucundo sensu quam offendant acerbo
atque insuaui.
|
(66) Et il n’y a aucune différence entre vouloir écrire un poème ou un
discours ou un commentaire, puisqu’il faut soit ne pas se charger de ce travail,
soit, si l’on s’en est chargé, s’en acquitter de manière en tout point
satisfaisante. |
Nec interest utrum poema uelis edere an orationem: an commentarium cum oporteat aut non suscipere prouinciam: aut susceptae per omnia satisfacere.
|
(67) Qui est donc si heureux qu’il ne laisse rien qu’il ne puisse reprendre à
un bouffon qui mettrait en cause même la sandale de Vénus ? |
quis ergo tam felix ut momo sandalium ueneris culpanti nihil
relinquat quod queat carpere?
|
(68) Qui est assez savant qu’il n’y ait rien qu’il n’embrasse pas du regard,
rien qu’il ne puisse pas obtenir ? |
quis tam doctus ut nihil non circumspiciat et assequatur?
|
(69) Nous ne sommes en effet que des hommes et bien des choses nous échappent
parce que nous dormons ou parce qu’aveugles, alors que devant nos pieds le chemin
est éclairé, et imprudents, nous nous perdons et la plupart du temps, sur le seuil
même, fragiles, nous trébuchons (ce qui m’arrive sans cesse y compris quand je
traite un sujet aussi simple que l’on voudra). |
Homines enim sumus et uel multa dormitantes præterimus: uel ante pedes lucente uia caeci et incauti
aberramus et in ipso plærumque limine (quod mihi passim accidit rem
quamlibet facilem tractanti) fragiles succidimus.
|
(70) De fait si Aristote me demandait selon son bon mot qui est dans toutes
les bouches καθάπερ τυγχάνομεν παροιμιαζόμενοι, τίς ἂν θύρας ἁμάρτοι (comme nous
disons dans le proverbe : Qui de sa flèche raterait une porte) ? |
Nam si ex me quæsisset Aristoteles illud suum: quod in ore omnibus est:
καθάπερ τυγχάνομεν παροιμιαζόμενοι, τίς ἂν θύρας ἁμάρτοι?ARIST. Metaph., 2, 993b
|
(71) A coup sûr je répondrais "moi" et ce d’autant plus que je franchis les
portes de ce labyrinthe (car on peut comparer le poème à un labyrinthe), dont nul
ne peut sans une pelote de fil venu du ciel parcourir les détours obscurs et les
allées et venues. |
Certe ego respondissem: et præsertim huius
labyrinthi (nam et labyrintho potest conferri) fores ingrediens: cuius inexplicitas itinerum ambages: occursusque ac recursus:
nemo queat sine glomere lini coelestis peragrare.
|
(72) Si donc il m’échappe une fois un mot irrévocable, comment le
corrigerons-nous une fois édité et rendu public, alors qu’une réflexion
ultérieure, qui d’ordinaire est meilleure, nous en apporterait un
meilleur ? |
si ergo uerbum irreuocabile semel euolauerit: quo modo emendabimus editum iam et inuulgatum: quamuis posterior cogitatio quæ melior esse consueuit: melius subministret?
|
(73) Mais diras-tu : n’aie aucune honte à faire une
palinodie ! |
Sed inquies: haud pudeat palinodein.
|
(74) Certes non je n’aurai pas de honte, je ne dis pas à remettre mon métier
sur l’ouvrage, mais bien à apprendre de qui voudra me l’enseigner ce que je ne
sais pas, et je serai très reconnaissant à celui par le conseil duquel j’aurai
réussi quelque chose. |
Haud pudebit equidem non dico reuocare ad incudem: sed a quouis discere quod ignoro: multam
gratiam ei habiturus cuius monitu aliquid perfecero.
|
(75) De fait si Pomponius, le jurisconsulte expert en droit humain
déclare : "pour ma part c’est par le désir d’apprendre, que je tiens pour la
seule excellente raison de vivre, que j’ai mené ma vie jusqu’à soixante-dix-huit
ans ; je me suis souvenu de cette parole que l’on prête à Julien : 'même
si j’avais déjà un pied dans la tombe, je voudrais encore apprendre quelque
chose'", si, dis-je, il s’appuie sur un jurisconsulte expert en droit humain pour
fortifier sa modestie, pourquoi moi ne suivrais-je pas le plus éminent
jurisconsulte en droit divin, Augustin, quand il dit : "je ne cesserai, quand
j’hésite, de chercher, et n’aurai pas honte, quand je me trompe,
d’apprendre" ? |
Nam si Pomponius iuris
humani consultus:
ego inquit discendi cupiditate quam solam uiuendi rationem
optimam: in octauum et septuagesimum
annum ætatis duxi: memor fui eius
sententiae: quam dixisse fert Iulianus: et si alterum in sepulchro pedem haberem: adhuc addiscere quidem uellem.DIG., 40, 5, 20 Si inquam iuris humani ille consultum allegat: ut modestiam suam muniat: cur ego
Augustinum iuris diuini consultissimum non sequar dicentem: non pigebit me sicubi haesito:
quaerere. nec pudebit:
sicubi erro discere.
|
(76) Mais le bouffon me dira : "ce serait bien plus intelligent si tu
corrigeais tes erreurs quand elles sont encore en toi plutôt que quand tu les as
déjà publiées". |
At dicet momus prudentius fieri si errata intus posita: quam si iam edita corrigant.
|
(77) Cette calomnie est bon gré mal gré excusable par l’exemple d’hommes
illustres. |
Haec calumnia utcumque iullustrium uirorum exemplo excusabilis.
|
(78) Mais cette autre, mes détracteurs la tendront devant moi comme un piège
difficile même pour un Démosthène, et avec eux toute personne qui tirant son
insolence d’une science barbare et grossière n’a nullement aspiré à la vraie et
antique érudition. |
llam autem ut uel Demostheni difficilem interdicerent carptores mei: et cum his quicumque barbara pinguique doctrina
insolescentes ad ueram atque antiquam eruditionem nusquam aspirarunt.
|
(79) La plupart des philosophes sont en effet si mal disposés et dans de si
mauvais sentiments à notre égard qu’ils pensent que nous, autrement dit les
humanistes, nous ne pouvons en aucun cas savoir ce dont traitent la philosophie,
l’astronomie, le droit et la théologie, parce qu’à les croire les humanités
seraient un obstacle à des savoirs plus élevés. |
Sunt enim plærique philosophorum tam male animati affectique ut
putent: nos id est humanitatis studiosos nullo
modo scire posse quæ in philosophia: mathesi: iuris scientia:
theologiaque tractantur: quia humanæ litteræ
maioribus doctrinis impedimento sint.
|
(80) C’est à peine si l’on peut dire un mot sous prétexte qu'ils ne nous
admettent pas volontiers comme participant de leur savoir. |
Vnum uix dici potest quia nos in participatum suæ doctrinæ non
libenter admittant.
|
(81) Eux, disent-ils, possèdent un bien de valeur, nous les rebuts ; eux
croient se tenir aux racines des sciences, nous pas mêmes aux branches, ou aux
feuilles. |
Se enim frugem: nos quisquilias tenere: se radicibus scientiarum:
nos uero ne ramis quidem inhaerere arbitratur: aut
foliis.
|
(82) Ces gens-là diront donc, après avoir rassemblé leur troupe prise dans
les deux catégories précédentes, que les vers d’Arator, ce remarquable théologien,
doivent être commentés par des experts non en poésie mais en théologie. |
dicent ergo hi collecta ex utrisque manu aratoris egregii theologi uersus enarrari debere non a
poesiae sed a theologiae possessoribus.
|
(83) Moi je leur réponds ceci : puisque les gens ne veulent pas que le
même homme soit savant dans diverses matières, je refuse totalement de répondre
sur le témoignage de la forme, mais uniquement sur celui du fond. |
His ego: quia in rebus diuersis eumdem
aliquid scire nolunt homines: nolo neutiquam
uerborum sed rerum testimoniis repondere.
|
(84) De fait combien il nous a été profitable d’avoir entendu Roa, le plus
savant de loin de tous les théologiens de Salamanque, qui exerçait son art non
moins dans l’espace du lycée que dans le portique de Salomon, mes écrit en
témoigneront (si je ne m’abuse) auprès d’eux, en sorte que si nous n’apparaissons
pas comme leur égal (cela reviendrait en effet à faire gagner la tortue contre le
lièvre), au moins nous ne paraîtrons pas tout à fait ignorants ni novices dans les
saintes lettres. |
nam quantum nobis profuerit Roam illum audisse omnium theologorum salmanticensium longe
doctissimum: qui non minus in spaciis lycei quia in porticu salomonis sese
exercuerat: faciet fidem (ni fallor) apud eos
scripta mea: impetrabuntque:
ut si non ipsis pares (id enim esset a testudine leporem præuerti) saltem ut
non omnino inperiti: nec rudes sanctarum litterarum
uideamur.
|
(85) Mais aucun parmi ceux qui me jalousent ne saurait m’opposer à bon droit
ce mot fameux d’Apelle : "que le jugement du cordonnier s’en tienne à la
sandale", alors qu’en expliquant le sens mystique du poète Arator je me ferai
exégète ; cette fonction est mienne et m’est propre et n’appartient à nul
autre. |
Sed nec inuisorum quisquam mihi iure illud apelleum obiecerit:
super crepidam sutor ne iudicet:PLIN. nat., 35, 84 cum aratoris poetæ mysticos
sensus explicans: exegetici fungar munere: hoc est meo ac proprio non alieno.
|
(86) En effet toute personne qui se charge de la tâche de commenter et
explique des auteurs de quelque genre qu’ils soient est un grammairien ou un
historien ou un exégète. |
Quisquis enim interpretandi obit munus: et
authores cuius generis cumque sint: explanat: grammaticus est: uel
historicus uel exegeticus.
|
(87) Donc tous ceux qui, à Salamanque, à Bologne, à Paris, ou n’importe où
ailleurs expliquent dans des leçons publiques des théologiens, des juristes, des
médecins, des philosophes, des orateurs, des poètes, enfin toute sorte
d’écrivains, sont des grammairiens exégètes quand bien même ce nom leur
répugne : l’un veut qu’on le dise juriste, un autre se couvre du nom de
théologien, un autre exulte du titre de philosophe et ainsi de suite. |
Ergo omnes qui salmanticae: aut Bononiae: aut
parisiis: aut ubicumque terrarum theologos: iuris
consultos: medicos:
philosophos: oratores:
poetas: denique omne genus authores publica
lectione interpretantur grammatici sunt exegetici:
quamuis id nomen fasitidiant: aliusque
iurisconsultum se uelit dici: alius theologi nomine
tegeat: alius philosophi titulo exultet: atque ita alius alio.
|
(88) Ils le sont du moins parce que le mot lui-même le montre et le désigne à
qui sait le grec, si notre époque ignorante des choses des Anciens n’avait pas
perdu le vrai mot pour désigner les réalités, époque qui, comme l’a dit jadis
Politien, mon maître, de façon si parfaite : "enfermant le grammairien dans
un cercle étroit l’a relégué dans une vulgaire école comme au moulin". |
sunt certe quod ipsum uocabulum præ se fert ac notat graeca
intelligentibus: nisi ætas nostra rerum ueterum
parum docta uera rerum uocabula amisisset: quæ ut
Politianus doctor olim meus
politissime dixit:
breui gyro grammaticum sepiens in ludum triuialem illum tanquam
in pistrinum detrusit.
|
(89) Mais voici quel était jadis le rôle des grammairiens : étudier et
expliquer tout genre d’écrits. |
At olim hæ grammaticorum erant partes: ut
omne scriptorum genus excuterent atque enarrarent.
|
(90) C’est pourquoi si Marcus Fabius avait écrit à notre époque, ainsi que,
donnant à la science du grammarien les frontières les plus larges, il l’a
indiqué : "n’ignorant rien de la philosophie en raison d’Empédocle chez les
Grecs et de Varron et Lucrèce chez les Latins qui mirent en vers les préceptes de
la philosophie", il aurait indiqué également que la grammaire ne peut être
parfaite sans la théologie à cause de Grégoire de Nazianze et Nonnos de Panopolis
chez les Grecs et de Prudence, Sédulius, Juvencus et Arator chez les Latins, qui
ont glissé des réalités sacrées et de très nombreux passages dans presque tous
leurs poèmes qui reposent sur la profonde subtilité de problèmes
théologiques. |
Quapropter si M. Fabius nostra hac tempestate scripsisset sicut
latissimis finibus scientiam grammatici claudens retulit:
nec ignara philosophiæ propter empedoclea in graecis:
Varronem ac lucretium in latinis: qui praecepta sapientiæ uersibus
tradiderunt:QVINT. inst., 1, 4, 4 retulisset quoque: tum nec citra theologiam
grammatice potest esse perfecta: propter Gregorium Nazianzenum ac
Nonnum panopolitanum in graecis:
prudentium
sedulium:
Iuuencum
Aratorem in latinis: qui res sacras et plurimos in omnibus ferme carminibus locos ex
intima quaestionum theologicarum subtilitate repetitos inseruerunt.
|
(91) Si donc quelqu’un dit : "tous les gens qui commentent n’importe
quel livre sont des grammairiens, admettons : quelle différence existera-t-il
(pour prendre un exemple) entre le médecin qui explique les paroles d’Hippocrate
et ses aphorismes et celui qui, par l’art médical, promet aux malades la
santé ?", |
si igitur dicet quispiam: omnes libro[3v]rum
quoruncumque interpretes grammatici sunt: quid
(exempli gratia) intererit inter eum medicum qui Hippocratis uerba explanat et
aphorismos: atque eum qui arte medendi sanitatem
infirmis promittit?
|
(92) cette différence au moins : celui qui explique les auteurs de
médecine est un grammairien selon l’appellation commune, mais celui qui offre ce
que promet son art, autrement dit qui soigne, est de façon absolue nommé
'médecin'. |
Hoc sane: quia is qui authores medicinæ
enarrat grammaticus communi nomine: qui uero rem præstat quam ars pollicetur id est
qui medicatur. absolute medicus uocatus est. |
(93) C’est en effet en ce sens que l’empereur Constantin dans le titre qui
parle des professeurs s’est exprimé et a opiné. |
Ita enim in titulo de professoribus et medicis constantinus princeps locutus est et
sensit. |
(94) Il parle des médecins et surtout des archiatres et, parmi les
archiatres, des grammairiens. |
medicos inquit: et maxime archiatros et
ex archiatris grammaticos:
COD. Theod., 10, 53, 6 |
(95) Le reste, on le connaît : |
cætera nota sunt:
|
(96) "de toute fonction et de toute charge nous prescrivons leur
exemption". |
ab omni functione: et ab omnibus
muneribus immunes esse praecipimus.COD. Theod., 10, 53, 6
|
(97) Il dit : "parmi les archiatres, les grammairiens", autrement dit
parmi les médecins non ceux qui soignent des patients, mais ce qui sont des
exégètes et commentent les médecins. |
Ex archiatris inquit grammaticos:COD. Theod., 10, 53, 6 hoc est ex medicis non eos qui ægrotos curant: sed qui exegetici sunt et medicorum interpretes.
|
(98) Il y a là de fait ample matière à une digression, mais je me limite,
puisque n’importe qui, qui a un peu d’intelligence, en se fondant sur l’analogie,
pourra facilement distinguer les exégètes de ceux qui possèdent telle ou telle
science en raison de leur profession particulière. |
Diues haec profecto est ad digrediendum materia: sed me ipse cohibeo: cum quiuis
ingeniosus sumpta hinc analogia exegeticos possit ab his qui peculiari
disciplinas singulas professione tenent: facile
distinguere:
|
(99) Et en même temps je leur ai abondamment démontré, quand je mets au jour
les mystères d’Arator, que je n’ai pas été conduit dans la moisson d’autrui à
titre précaire ni n’y ait fait irruption en usant de violence, mais que j’ai porté
la faucille sur ma propre récolte conformément au droit transmis par les
anciens. |
simulque his abunde ostendi: dum Aratoris mysteria declaro: me in alienam messem nec precario deductum fuisse: nec ui irrupuisse: sed
falcem in propriam segetem iure per maiores tradito immisisse.
|
(100) Mais puisqu’il faut (ainsi que le prescrivent les sages) que, de même
que pour les vestibules et les entrées dans les temples, de même les prolégomènes
répondent à nos écrits de manière proportionnée, je ne m’étendrai pas plus
longtemps désormais et en un mot je concluerai au bout de cet exorde en affirmant
que, pour augmenter le talent donné par mon Dieu de quelque petit profit, j’entre
de bon coeur dans les flots de cette mer et que je ne fais aucun cas des
aboiements de quelques Scyllas que ce soit. |
At quoniam oportet (quemadmodum sapientes præcipiunt) ut templis
uestibula et aditus: sic scriptis nostris principia
pro portione respondere: non euagabor iam amplius: sed uno uerbo colligam in calce professus huius
exordii: me ut Talentum dei mei aliquo lucello
augeam: bono animo et hosce marinos fluctus
ingredi: et quoscunque scylleos latratus
contemnere.
|
(101) Et quelque gain s’ajoutera à mon talent si pour vous, mes auditeurs,
mon commentaire est de la plus grande utilité. |
Addetur autem aliquid talento: si uobis
auditores plurimum mea commentatio profuerit.
|